Un homme hors du commun, une oeuvre titanesque

 

Sous quel angle aborder l’œuvre d’un tel homme ? On peut tout d’abord énumérer, comme le fait Wikipedia, les principaux éléments desa gigantesque contribution à la science moderne :

 

En optique, il a développé une théorie de la couleur basée sur l'observation selon laquelle un prisme décompose la lumière blanche en un spectre visible. Il a aussi inventé le télescope à réflexion composé d'un miroir primaire concave appelé télescope de Newton.

 

En mécanique, il a établi les trois lois universelles du mouvement qui sont en fait des principes à la base de la grande théorie de Newton concernant le mouvement des corps, théorie que l'on nomme aujourd'hui Mécanique newtonienne ou encore Mécanique classique.

 

En mathématiques, Newton partage avec Gottfried Wilhelm Leibniz la découverte du calcul infinitésimal. Il est aussi connu pour la généralisation du théorème du binôme et l'invention dite de la méthode de Newton permettant de trouver des approximations d'un zéro (ou racine) d'une fonction d'une variable réelle à valeurs réelles.

 

Newton a montré que le mouvement des objets sur Terre et des corps célestes sont gouvernés par les mêmes lois naturelles ; en se basant sur les lois de Kepler sur le mouvement des planète,  il développa la loi universelle de la gravitation.

 

Son ouvrage Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica,  écrit en 1686, est considéré comme une œuvre majeure dans l'histoire de la science. C'est dans celui-ci qu'il décrit la gravitation universelle, formule les trois lois du mouvement et jette les bases de la mécanique classique. Il a aussi effectué des recherches dans les domaines de la théologie, la philosophie et l'alchimie. WIKI

 

Il faut essayer ensuite de dégager l’essentiel, tout en ne négligeant pas les réflexions métaphysiques de ce puritain tourmenté, dépressif (voire paranoïaque), solitaire, célibataire endurci, mesquin (voir son acharnement contre Leibnitz, ses démêlés avec Hooke) et souvent dissimulateur (au point de différer la publication de ses travaux car il répugne à les communiquer aux autres scientifiques).

 

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   Newton est d’abord un mathématicien, ses travaux marquent l’avènement des mathématiques modernes : on lui doit la théorie du calcul infinitésimal, énoncée au moment où Leibniz inventait le calcul différentiel.

 

Avant eux, Eudoxe à Fermat avaient découvert des techniques de dérivation et d’intégration sans avoir établi la relation entre les deux. Newton et Leibniz, travaillant séparément, établissent les règles générales pour toutes les fonctions et sont à l’origine d’un champ mathématique : l’analyse.

 

 Le calcul infinitésimal chez Newton est envisagé à travers la cinématique, alors que chez Leibniz il procède de la géométrie. La dérivation est encore envisagée de manière intuitive, mais les jalons de l'analyse moderne sont posés.

 

Sans la maîtrise de cet outil, Newton n’aurait pu bâtir à lui seul un système cohérent interprétant le monde qui l’entourait à travers les lois de la gravitation universelle, la découverte du spectre lumineux, les lois du mouvement. Certes il connaissait parfaitement les travaux des savants grecs, arabes, de Copernic, Galilée, Kepler, Huygens ou Descartes :

 

            « J’ai vu plus loin que les autres car j’étais juché sur les épaules de géants »

 

Mais il a su unifier tous les phénomènes physiques en les soumettant aux mêmes lois et aux mêmes principes.

 

Newton se trouve donc face une explication d’un monde qu'il a mathématisé, dont l’harmonie, la perfection –la beauté- l’éblouit.

 

Comment ne pourrait-il pas alors se poser la question du créateur !

 

J’introduirai donc cette présentation en rapportant quelques commentaires à propos de PHILOSOPHIAE NATURALIS PRINCIPIA (Principes mathématiques de philosophie naturelle), œuvre maîtresse de sir Isaac -et en particulier ceux de Voltaire- mais aussi  relatifs aux perspectives métaphysiques et théologiques qu’offre la réflexion philosophique de Newton.

 

Je parlerai bien sûr ensuite de ses travaux dans le domaine de l’optique et donnerai quelques éléments à propos de la mécanique newtonienne.

 

Je terminerai par L'alchimie de Newton en soutenant la thèse du Pr Beety J. Teeter Dobbs qui montre que, loin d’être une foucade, l’intérêt de Newton pour l’alchimie traduit la volonté du savant d’intégrer les idées hermétiques dans la nouvelle philosophie mécaniste.

 

Certes les recherches de Newton dans le domaine de l’(al)chimie sont moins probantes  que celles concernant les mathématiques ou la physique, mais comme l’affirme Beety Dobbs :

 

 «  L’alchimie de Newton représente le lien historique entre la tradition hermétique de la Renaissance et la chimie rationnelle issue du mécanisme du XVIIème siècle ».

 

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Les PHILOSOPHIAE NATURALIS PRINCIPIA de NEWTON



C’est dans le troisième livre, consacré au «Système du Monde», que Newton, s’appuyant sur les résultats mathématiques des deux premiers livres, unifie à travers la loi de la gravitation universelle aussi bien les phénomènes célestes - mouvements des planètes, de leurs satellites et des comètes - que terrestres - mouvements des marées, forme de la terre ...


«J’ai donné dans les livres précédents, écrit-il dans une note, les principes de la philosophie naturelle, et je les ai traités plutôt en mathématicien qu’en physicien, car les vérités mathématiques peuvent servir de base à plusieurs recherches philosophiques, telles que les lois du mouvement et des forces motrices. [...] Il me reste à expliquer par les mêmes principes mathématiques le système général du monde

Le célèbre « scholie général » qui clôt le livre III des Principia, ouvre la philosophie naturelle sur des perspectives théologiques et métaphysiques :


«Cet admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que l’ouvrage d’un être tout-puissant et intelligent. Et si chaque étoile fixe est le centre d’un système semblable au nôtre, il est certain que, tout portant l’empreinte d’un même dessein, tout doit être soumis à un seul et même Etre: car la lumière que le soleil et les étoiles fixes se renvoient mutuellement est de même nature. De plus, on voit que Celui qui a arrangé cet Univers, a mis les étoiles fixes à une distance immense les unes des autres, de peur que ces globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de leur gravité.

 
Cet Etre infini gouverne tout, non comme l’âme du monde, mais comme le Seigneur de toutes choses
. Et à cause de cet empire, le Seigneur-Dieu s’appelle Panokratos, c’est-à-dire le Seigneur universel ... Le vrai Dieu est un Dieu vivant, intelligent, et puissant; il est au-dessus de tout et entièrement parfait. Il est éternel et infini, tout-puissant et omniscient, c’est-à-dire qu’il dure depuis l’éternité passée et dans l’éternité à venir, et qu’il est présent partout dans l’espace infini: il régit tout; et il connaît tout ce qui est et tout ce qui peut être.»

 

Dans son manuscrit « Bref schéma de la Religion véritable », Newton écrit sans ambages :  "Il nous faut donc reconnaître un seul Dieu infini, éternel, omniprésent, omniscient, omnipotent, le créateur de toutes choses..."

 

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Il faut bien sûr parler de la fascination que Newton exerça sur Voltaire :

 

«Newton est le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand,... Jouons sous les bras de cet Atlas qui porte le ciel, faisons des drames, des odes, des guenilles! Aimez-moi, consolez-moi d'être si petit.» [Voltaire à l'abbé d'Olivet].

 

Au grand dam de la communauté scientifique française, Voltaire choisit Newton face à Descartes !

 

Rappelons que la maîtresse de VoltaireGabrielle-Emilie de Breteuil, Marquise du Châtelet - une des premières femmes physicienne et mathématicienne- a traduit Philosophiae Naturalis Principa Mathematica.

 

Les réflexions de Voltaire (1694-1778,) à propos de la Philosophie de Newton sont exposées dans Éléments de la philosophie de Newton  (première parution avril 1738) :

 

Mon principal but, dans la recherche que je vais faire, est de me donner à moi-même, et peut-être à quelques lecteurs, des idées nettes de ces lois primitives de la nature que Newton a trouvées. J’examinerai jusqu’où on a été avant lui, d’où il est parti, où il s’est arrêté, et quelquefois ce qu’on a encore trouvé après lui-même.

Je commencerai par la lumière, qu’il a seul bien connue; je finirai par l’examen de la pesanteur, et de cette loi générale de la gravitation ou de l’attraction, ressort universel de la nature, dont on ne doit qu’à lui la découverte. 

VoltaireEléments de la philosophie de Newton (introduction)

 

Elles sont particulièrement intéressantes sur plusieurs plans :

 

-          d’un point de vue scientifique puisque Voltaire, de façon souvent pertinente, décrit le travail du savant anglais en le replaçant dans le contexte général de l’histoire des sciences et en mettant donc en évidence l’ampleur de son apport,

-          d’un point de vue philosophique et théologique puisque bien évidemment le patriarche de Ferney est amené à commenter la vision du monde et de son créateur proposée par Newton et ses élèves,

-          du point de vue de la connaissance de Voltaire lui-même, puisque, si souvent il avance masqué et avec prudence, l’auteur de Candide dévoile néanmoins ses propres convictions.

 

Rappelons que Voltaire est à cette époque à la pointe du combat contre « l’infâme », nom qu’il donne au fanatisme religieux. C’est un progressiste qui prône la tolérance, mais qui se dit déiste comme l’indique son fameux distique :

 

L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer

Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger.

 

Pour argumenter dans Les Eléments, Voltaire fait référence aux travaux de multiples savants, philosophes, théologiens… Cependant deux d’entre-deux ont une importance capitale à ses yeux (ils ont également marqué la vie et l’œuvre de Newton) : le philosophe et savant des Lumières, René Descartes et le philosophe et mathématicien allemand, Gottfried Wilhelm Leibniz auxquels s'oppose Newton sur de nombreux plans.

 

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Bref rappel :

 

René Descartes, est  né en 1596 à La Haye en Touraine (aujourd'hui dénommé Descartes) et est mort à Stockholm, dans le palais royal, en 1650.

 

L'influence de Descartes sera capitale pour tout son siècle et les siècles à venir ; les grands philosophes et scientifiques qui lui succèderont se positionneront souvent par rapport à lui

 

Dans le Discours de la Méthode, Descartes propose une approche mathématique pour remplacer la syllogistique aristotélicienne utilisée pendant tout le Moyen Âge.

 

« Il vaut mieux, ne jamais chercher la vérité que de le faire sans méthode. »

 

En écho Newton dira :

 

« Tout ce qui n'est pas déduit des phénomènes, il faut l'appeler hypothèse ; et les hypothèses, qu'elles soient métaphysiques ou physiques, qu'elles concernent les qualités occultes ou qu'elles soient mécaniques, n'ont pas leur place dans la philosophie expérimentale. »

 

Rappelons que dans cette œuvre magistrale, Descartes soutient deux découvertes scientifiques fondamentales : l’héliocentrisme proposé par Copernic et défendu par Galilée (mais la condamnation du savant italien l’incita à la prudence) et l’explication de Harvey à propos de la circulation sanguine.  Harvey est pour la physiologie ce qu'est Galilée pour la physique, c’est un des fondateurs de la science moderne. En démontrant que le mouvement du sang n'est pas dû à sa propre force ou à la force de l'âme, il donna le coup de grâce aux forces mystiques dans le domaine de la physiologie.

 

La rigueur de la méthode de Descartes s’exprime notamment dans ses considérations à partir de l'évidence :

 

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. »

 

A propos de Dieu, le raisonnement de Descartes est ainsi formulé :

  • Puisque tout effet a une cause,
  • et que la cause n'a pas moins de réalité que l'effet,
  • il faut que cette idée de l'infini soit causée par quelque être parfait qui en est le véritable auteur ;
  • donc Dieu existe. 

Dieu existe, et l'idée que j'ai de l'infini est la marque de son ouvrage ; c'est la marque du créateur dans sa créature. D'après Descartes, cette idée nous est donc innée : dès que je pense, la clarté et l'évidence dans ma faculté me font concevoir que Dieu existe. Malebranche sera plus direct encore : je pense, donc Dieu existe.

 

La métaphysique cartésienne présente des caractères originaux : elle réduit au minimum le rôle de Dieu dans la création et elle implique une conception du monde souvent différente de celle que la physique implique : entre l'âme et le corps, il y a une différence de nature, une opposition rigide ; mais, d'un autre côté, ils ne cessent d'agir l'un sur l'autre ; le Cogito est la première vérité, mais d'un autre côté, le monde matériel existe indépendamment de notre esprit. La contradiction qui se manifeste au sein de la science elle-même, entre mathématiques et physique, raisonnement pur et expérience, vient mêler ses effets à ceux du conflit qui oppose la métaphysique et la science : si toute idée claire est vraie, nous pouvons croire que l'âme est immatérielle, et qu'il existe un Dieu.

 

Malebranche, Leibniz et Spinoza résoudront —  l'un par la «vision en Dieu», l'autre par l'harmonie préétablie, le troisième par sa «substance» unique — les problèmes que pose le dualisme cartésien, le parallélisme irréductible de la «substance pensante» et de la «substance étendue».

 

Gottfried Wilhelm Leibniz (Leipzig, 1646 - Hanovre1716)

 

La polémique concernant l’antériorité de la découverte du calcul différentiel entre Newton et Leibniz et leurs défenseurs respectifs est célèbre :

 

Fontenelle : "Si M. Leibniz n'est pas, de son côté, aussi bien que M. Newton, l'inventeur du système des infiniments petits, il s'en faut infiniment peu".

 

Biot : « Newton a fait davantage pour sa gloire et Leibniz pour le progrès général de l'esprit humain »

 

Cependant ces deux grands hommes s’opposèrent sur bien d’autres plans. Ainsi, si pour Leibniz, le mouvement des planètes autour du Soleil est dû à la circulation harmonique d’un éther fluide autour du Soleil qui emporterait les étoiles, c’est à cause de sa conception du monde qui lui interdit de concevoir un espace vide, car ce serait «  attribuer à Dieu une production très imparfaite »

 

 « Le Dieu de Leibniz n'est pas le Seigneur newtonien, qui fait le monde comme il l'entend et continue à agir sur lui comme le Dieu de la Bible l'avait fait pendant les six premiers jours de la Création. Il est, si j'ose poursuivre la comparaison, le Dieu biblique au jour du Sabbat le Dieu qui a achevé son œuvre et trouve qu'elle représente ...le meilleur des mondes possibles... ». À l'inverse de Leibniz, pour Newton le Monde est réformable et s'il a découvert les lois de l'attraction universelle il n'a trouvé aucune nécessité à ce que ces lois fussent telles qu'elles sont. Il a simplement constaté leur existence ». Alexandre Koyré

 

Le principe de raison suffisante, parfois nommé principe de " la raison déterminante", est le principe fondamental qui a guidé Leibniz dans ses recherches : rien n’est sans une raison qui explique pourquoi il est plutôt qu’il n’est pas, et pourquoi il est ainsi plutôt qu’autrement.

Leibniz ne nie pas que le mal existe. Il affirme toutefois que tous les maux ne peuvent pas être moindres : ces maux trouvent leur explication et leur justification dans l’ensemble, dans l’harmonie du tableau de l’univers. « Les défauts apparents du monde entier, ces taches d’un soleil dont le nôtre n’est qu’un rayon, relèvent sa beauté bien loin de la diminuer ». (Théodicée, 1710 - parution en 1747).

 

"Ainsi, je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu'il n'y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits... C'est par la considération des ouvrages qu'on peut découvrir l'ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son caractère. J'avoue que le sentiment contraire me paraît extrêmement dangereux et fort approchant de celui DES DERNIERS NOVATEURS (Spinoza et ses disciples), dont l'opinion est que la beauté de l'univers, et la bonté que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne sont que des chimères des hommes qui conçoivent Dieu à leur manière. Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune règles de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l'amour de Dieu et toute sa gloire car pourquoi le louer de ce qu'il a fait s'il serait également louable en faisant tout le contraire? Où sera donc sa justice et sa sagesse, s'il ne reste qu'un certain pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si, selon la définition des tyrans, ce qui plaît au plus puissant est juste par là même? Outre qu'il semble que toute volonté suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antérieure à la volonté. C'est pourquoi je trouve encore cette expression DE QUELQUES AUTRES PHILOSOPHES (Descartes, en premier) tout à fait étrange, qui disent que les vérités éternelles de la métaphysique et de la géométrie et par conséquent aussi les règles de la bonté, DE LA JUSTICE et de la perfection ne sont que des effets de la volonté de Dieu, au lieu qu'il me semble, que ce ne sont que des suites de son entendement, qui, assurément ne dépend point de sa volonté, non plus que son essence."

 Leibniz, Discours de la Métaphysique, II

 

Si Dieu existe, il est parfait et unique. Or, si Dieu est parfait, il est « nécessairement » tout-puissant, toute bonté et toute justice, toute sagesse. Ainsi, si Dieu existe, il a, par nécessité, pu, voulu et su créer le moins imparfait de tous les mondes imparfaits.

 

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Revenons aux Eléments de la philosophie de Newton, réflexions de Voltaire à propos de l’œuvre du fondateur de la mécanique classique.

 

Rappelons que Voltaire a vécu en Angleterre de 1726 à 1729, où il a découvert les travaux de John Locke, les théories scientifiques d'Isaac Newton et sa philosophie :

 

 "Toute la philosophie de Newton conduit nécessairement à la connaissance d’un Être suprême, qui a tout créé, tout arrangé librement. Car, si selon Newton (et selon la raison) le monde est fini, s’il y a du vide, la matière n’existe donc pas nécessairement, elle a donc reçu l’existence d’une cause libre. Si la matière gravite, comme cela est démontré, elle ne gravite pas de sa nature, ainsi qu’elle est étendue de sa nature: elle a donc reçu de Dieu la gravitation. Si les planètes tournent en un sens plutôt qu’en un autre, dans un espace non résistant, la main de leur créateur a donc dirigé leur cours en ce sens avec une liberté absolue. "

 

… il lui oppose alors Descartes :

 

"Il s’en faut bien que les prétendus principes physiques de Descartes conduisent ainsi l’esprit à la connaissance de son Créateur. A Dieu ne plaise que par une calomnie horrible j’accuse ce grand homme d’avoir méconnu la suprême intelligence à laquelle il devait tant, et qui l’avait élevé au-dessus de presque tous les hommes de son siècle! je dis seulement que l’abus qu’il a fait quelquefois de son esprit a conduit ses disciples à des précipices, dont le maître était fort éloigné; je dis que le système cartésien a produit celui de Spinosa; je dis que j’ai connu beaucoup de personnes que le cartésianisme a conduites à n’admettre d’autre Dieu que l’immensité des choses, et que je n’ai vu au contraire aucun newtonien qui ne fut théiste dans le sens le plus rigoureux. 

 

Dès qu’on s’est persuadé, avec Descartes, qu’il est impossible que le monde soit fini, que le mouvement est toujours dans la même quantité; dès qu’on ose dire: Donnez-moi du mouvement et de la matière, et je vais faire un monde; alors, il le faut avouer, ces idées semblent exclure, par des conséquences trop justes, l’idée d’un être seul infini, seul auteur du mouvement, seul auteur de l’organisation des substances. "

 

… puis fait appel à Leibnitz :

 

"vLe célèbre philosophe Leibnitz, qui avait auparavant reconnu avec Newton la réalité de l’espace pur et de la durée, mais qui depuis longtemps n’était plus d’aucun avis de Newton, et qui s’était mis en Allemagne à la tête d’une école opposée, attaqua ces expressions du philosophe anglais dans une lettre qu’il écrivit, en 1715, à la feue reine d’Angleterre, épouse de George second: cette princesse, digne d’être en commerce avec Leibnitz et Newton, engagea une dispute réglée par lettres entre les deux parties. Mais Newton, ennemi de toute dispute, et avare de son temps, laissa le docteur Clarke, son disciple en physique, et pour le moins son égal en métaphysique, entrer pour lui dans la lice. La dispute roula sur presque toutes les idées métaphysiques de Newton: et c’est peut-être le plus beau monument que nous ayons des combats littéraires. 

Leibnitz soutient que l’espace n’est rien, sinon la relation que nous concevons entre les êtres coexistant, rien, sinon l’ordre des corps, leur arrangement, leurs distances, etc. Clarke, après Newton, soutient que si l’espace n’est pas réel, il s’ensuit une absurdité: car si Dieu avait mis la terre, la lune et le soleil, à la place où sont les étoiles fixes, pourvu que la terre, la lune et le soleil, fussent entre eux dans le même ordre où ils sont, il suivrait de là que la terre, la lune et le soleil, seraient dans le même lieu où ils sont aujourd’hui, ce qui est une contradiction dans les termes. "

 

… et aborde la notion d’infini de la matière et de l’espace :

 

"Il faut, selon Newton, penser de la durée comme de l’espace, que c’est une chose très réelle: car si la durée n’était qu’un ordre de succession entre les créatures, il s’ensuivrait que ce qui se faisait aujourd’hui, et ce qui se fit il y a des milliers d’années, seraient en eux-mêmes faits dans le même instant, ce qui est encore contradictoire. 

Enfin, l’espace et la durée sont des quantités: c’est donc quelque chose de très positif. 

Il est bon de faire attention à cet ancien argument, auquel on n’a jamais répondu. Qu’un homme aux bornes de l’univers étende son bras, ce bras doit être dans l’espace pur: car il n’est pas dans le rien et si l’on répond qu’il est encore dans la matière, le monde, en ce cas, est donc infini, le monde est donc Dieu. 

L’espace pur, le vide existe donc, aussi bien que la matière, et il existe même nécessairement, au lieu que la matière n’existe que par la libre volonté du Créateur. 

Mais, dira-t-on, vous admettez un espace immense infini; pourquoi n’en ferez-vous pas autant de la matière? Voici la différence. L’espace existe nécessairement, parce que Dieu existe nécessairement; il est immense, il est, comme la durée, un mode, une propriété infinie d’un être nécessaire infini. La matière n’est rien de tout cela: elle n’existe point nécessairement; et si cette substance était infinie, elle serait, ou une propriété essentielle de Dieu, ou Dieu même; or elle n’est ni l’un ni l’autre: elle n’est donc pas infinie, et ne saurait l’être. "

 

Enfin il nous fait part de ses propres considérations à propos du vide :

 

"J’insérerai ici une remarque qui me paraît mériter quelque attention. 

Descartes admettait un Dieu créateur, et cause de tout; mais il niait la possibilité du vide. Épicure niait un Dieu créateur, et cause de tout, et il admettait le vide; or c’était Descartes qui par ses principes devait nier un Dieu créateur, et c’était Épicure qui devait l’admettre. En voici la preuve évidente. 

Si le vide était impossible, si la matière était infinie, si l’étendue et la matière étaient la même chose, il faudrait que la matière fût nécessaire; or si la matière était nécessaire, elle existerait par elle-même d’une nécessité absolue, inhérente dans sa nature, primordiale, antécédente à tout: donc elle serait Dieu, donc celui qui admet l’impossibilité du vide doit, s’il raisonne conséquemment, ne point admettre d’autre Dieu que la matière. 

Au contraire, s’il y a du vide, la matière n’est donc point un être nécessaire, existant par lui-même, etc.: car qui n’est pas en tout lieu ne peut exister nécessairement en aucun lieu. Donc la matière est un être non nécessaire, donc elle a été créée, donc c’était à Épicure à croire, je ne dis pas des dieux inutiles, mais un Dieu créateur et gouverneur; et c’était à Descartes à le nier. Pourquoi donc, au contraire, Descartes a-t-il toujours parlé de l’existence d’un Être créateur et conservateur, et Épicure l’a-t-il rejeté? C’est que les hommes, dans leurs sentiments comme dans leur conduite, suivent rarement leurs principes, et que leurs systèmes, ainsi que leurs vies, sont des contradictions. "

Voltaire, Eléments de la Philosophie de Newton

 

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Pour conclure, voici le commentaire d’Harald Höffding (Histoire de la philosophie moderne) à propos de l’œuvre de Newton :


Il y a entre la conception religieuse de Newton et sa théorie mathématique de la nature une relation remarquable, qui tient à sa théorie de l'espace.

 

"La conception vulgaire (vulgus) admet à tort, dit Newton, que le temps, les espaces, les lieux et les mouvements sensibles sont vrais. Elle les détermine d'après leur relation avec les choses sensibles. Mais il n'est pas dit qu'il y ait un corps quelconque à l'état absolu de repos, en sorte que nous pourrions le prendre comme point de départ pour déterminer les lieux et pour distinguer le mouvement réel du mouvement apparent. Pour qu'il pût y avoir un mouvement réel (c'est-à-dire un mouvement comme celui supposé par la loi d'inertie), il faudrait qu'il y eût un espace absolu et un temps absolu, non déterminés par leurs rapports avec un objet extérieur quelconque (sine relatione ad externum quodvis). Il faudrait qu'il y eût des lieux absolus, immobiles, pour qu'une détermination de lieu absolue pût se faire; mais la sensibilité ne peut nous montrer de pareils lieux. Les lieux absolus (loca primaria) sont des lieux tant pour eux-mêmes que pour toutes les autres choses. L'espace vrai et le temps vrai sont l'espace mathématique et le temps mathématique, mais ils ne sont pas objets de sensibilité. — Il est assez étrange que nous trouvions chez le grand savant le penchant dogmatique à passer brusquement du phénoménal et du relatif à l'absolu. Il postule un espace en soi (une espèce de locus sui), comme Descartes, Spinoza et Leibniz postulent une cause en soi (causa sui). Il ne fait pas seulement de sa conception mathématique une conception susceptible de nous guider dans le calcul des rapports des phénomènes; il la pose comme la vraie manière de voir, par opposition à la manière de voir sensible ou vulgaire, qui ne parvient pas à dépasser le relatif. Il fait une réalité vraie d'une abstraction mathématique. Dans la pratique (in rebus humanis), nous pouvons, à la vérité, nous en tenir à l'espace sensible, et oublier que la sensibilité n'est pas capable de nous montrer des lieux absolus: mais comme penseurs (in rebus philosophicis) nous devons faire abstraction des sens!

L'espace n'est pas pour lui une forme vide, c'est l'organe au moyen duquel Dieu manifeste son omniprésence dans le monde et perçoit immédiatement les états des choses. C'est un «sensorium immense et uniforme».

 L'étendue n'est donc pas pour Newton (comme pour Henry More) la marque caractéristique des choses matérielles. Est matériel seulement ce qui a, outre l'étendue, la solidité. Dans sa conception de l'espace considérée au point de vue de la philosophie de la nature, Newton se rapproche d'après ses propres déclarations de Gassendi, tandis que, en ce qui concerne le point de vue de la philosophie de la religion, il subit l'influence d'Henry More.

Pour ce qui est de l'existence de Dieu, Newton la prouve par la finalité et l'harmonie de l'ordre du monde; il abordait donc un thème sur lequel on broda des variations à l'infini pendant tout le
XVIIIe siècle. — Comment se fait-il que la nature ne fasse rien en vain et prenne toujours les voies les plus simples? D'où viennent tout cet ordre et cette beauté que nous voyons dans le monde?

 

Le mouvement des planètes autour du soleil dans des orbites concentriques à celle du soleil et situées presque dans le même plan, — en un mot toute l'admirable ordonnance (elegantissima compages) de notre système solaire ne peut s'expliquer d'après des lois mécaniques et ne peut s'être développée de façon naturelle.


Cependant la machine universelle n'est pas, de l'avis de Newton, absolument parfaite. L'essai de prouver l'existence de Dieu par la finalité de la nature peut se trouver facilement en contradiction avec lui-même: si en effet la nature a été créée parfaite, les forces immanentes en elle peuvent la maintenir en marche et l'activité de Dieu devient par la suite superflue.

 

Cette possibilité n'apparaît pas dans la théologie de Newton, puisqu'il croit que l'influence réciproque des comètes et des planètes les unes sur les autres a fait naître dans le système des irrégularités qui rendent nécessaire l'action régulatrice de la divinité. Ce point fut en butte aux vives attaques de Leibniz, qui compara malicieusement le système du monde de Newton à une pendule qui de temps en temps a besoin des soins de l'horloger.

 

Kant et Laplace montrèrent que le système solaire avait pu se développer de façon naturelle jusqu'à sa forme actuelle, et les grands mathématiciens français, surtout Lagrange et Laplace, démontrèrent que les irrégularités sont périodiques et se compensent. La doctrine et la méthode de Newton renfermaient une philosophie plus profonde que celle qu'il pouvait en tirer lui-même.."

 

HARALD HÖFFDING, Histoire de la philosophie moderne, tome I, Paris, Félix Alcan, 1906

 

SOURCES : pratiquement toutes les sources figurent dans les liens choisis

voir aussi :

Dialogue sur la religion naturelle

Biographie de René Descartes

Biographie de Leibnitz ( voir ICI le travail de Gilles Deleuze à Vincennes)

 

ANNEXE :

 

I. Newton, The Correspondance of Isaac Newton, Ed. by H. W. Turnbull, t. I : 1661-1675 ; t. II : 1676-1687, London, Cambridge University Press, 1959 et 1960, 21 X 28 cm, 552 p.

 

A première vue, Newton n'est pas une personnalité étonnante, exceptionnelle. Il n'a pas la luxuriance de Galilée, ni l'arrogance vitale de Descartes. Fermé sur lui- même, sur ses pensées, sur son travail, Newton paraît s'intéresser à tout ce qui compose le monde socialement, moralement, pratiquement, tout en se refusant à lui. Ses lettres sont des lettres nécessaires (les Anglais diraient topical) : à ses correspondants de faire l'effort de franchir le seuil de ce qu'il s'est assigné comme étant soi et sien, les limites à l'intérieur desquelles sa personnalité éclate et s'affirme. Les tâches ingrates ne le rebutent point. Il traduit, annote, arrange des manuels d'algèbre dont l'histoire ne retiendra le titre que parce que Newton y a mis la main. On imagine difficilement Descartes s'adonnant à cette besogne. Newton, lui, s'y consacre consciencieusement, avec compétence. Son univers est celui de l'université, des mathématiciens, des mécaniciens, des membres de la Royal Society. Encore cet univers est-il abstrait, épistolaire, objectivé. La haute société, celle des nobles, des rois ou du haut clergé, où régnent les mœurs policées, où le philosophe, le bouffon, le valet, l'érudit jouissent, à tour de rôle, d'un intérêt de même qualité, cette société est absente de l'esprit et de la lettre de Newton. Le noter me paraît nécessaire, car ce trait dessine un milieu, un personnage, un climat intellectuel assez éloignés de ceux que laissent transparaître les relations épistolaires d'un Galilée ou d'un Descartes. Paradoxalement, la personne de Newton se constitue simultanément sur un fond de fermeture radicale aux autres et de complète franchise quant aux intérêts essentiels, comme s'il avait choisi, soit d'être vrai pour lui-même, soit d'être vrai pour les autres, mais de ne jamais ruser. Aujourd'hui on pourrait le ranger parmi les schizoïdes, ou encore le dire névrosé.

 Serge Moscovici, A propos de la publication de la correspondance d’Isaac Newton (1962)