« Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore »

 

 

Notre spéculation conçoit alors cet Éros comme exerçant son action dès l'origine et comme s'opposant, à partir du moment où la substance vivante était devenue animée, à "I'instinct de mort", en tant qu'  "instinct de vie". Elle cherche à résoudre l'énigme de la vie par la lutte de ces deux Instincts, lutte qui avait commencé dès l'aube de la vie et qui dure toujours...

 

Au-delà du Principe de plaisir, S. Freud

 

 

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Cesare Pavese/Léo Ferré - Verrà la morte
Léo Ferré - Verrà la morte (Cesare Paves
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 « Dans tout ce qui assure l’équilibre de la cité, non seulement Socrate n’a pas sa place, mais il n’est nulle part. Et quoi d’étonnant si une action si vigoureuse dans son caractère inclassable, si vigoureuse qu’elle vibre encore jusqu’à nous, a pris sa place. […]


De là où va le destin, un destin qu’il me semble qu’il n’y a pas d’excès à considérer comme nécessaire, et non pas extraordinaire de Socrate ? Freud d’autre part, n’est-ce pas suivant la rigueur de sa voie qu’il a découvert la pulsion de mort, c’est-à-dire quel que chose aussi de très scandaleux, moins coûteux sans aucun doute pour l’individu ? Est-ce bien là une vraie différence ?


Socrate comme le répète depuis des siècles la logique formelle non sans raison dans son insistance, Socrate est mortel, il devait donc mourir un jour »

 

Jacques LACAN, Le Transfert, Séminaire VIII, Séance du 16 novembre 1960.

 

 

Ce que disait Freud il y a 100 ans et ce que dit la biologie aujourd'hui

Freud, années (19)20

Pour Freud, c'est la vie qui est comme un accident de la mort dans la mesure où la vie meurt "pour des raisons internes".

Mais alors comment rendre compte des pulsions conservatrices - si répétitives chez tout vivant - si la tendance à la mort est si générale ?

 

Freud explique que ce détour conservateur n'est qu'une pulsion partielle visant à s'assurer que le chemin vers la mort répondra à des possibilités "immanentes" internes. Autrement dit explique Derrida "à mourir de sa propre mort".

 

L'organisme se préserve, non pas pour éviter la mort, mais contre une mort qui ne serait pas la sienne !

 

La pulsion de mort serait donc inscrite dans le fonctionnement de notre organisme, dans nos cellules ?

 

Evidemment, Freud ne disposait pas des connaissances modernes de la biologie pour répondre à cette question - qu'il avait néanmoins posée :

 

 " Nous avons tiré des conclusions de grande portée à partir de l’hypothèse que toute substance vivante est obligée de mourir de causes internes. Nous avons fait cette supposition sans précautions parce qu’il ne nous semble pas s’agir d’une supposition. »

 « Nous devons donc nous tourner vers la biologie pour tester la validité de cette idée. »

 

Alors, justement, que disent les biologistes aujourd'hui ? Le petit livre du Pr Jean Claude Ameisen (bien connu des auditeurs de France Inter), "La sculpture du vivant ", illustre de façon saisissante le propos de Freud à la lumière de ce que nous savons aujourd'hui de la mort cellulaire et de l'apoptose. Il montre combien l’analogie avec la vie et la mort cellulaire est pertinente.

 

 

La biologie, années (20)20

« Le pouvoir de s’autodétruire pourrait avoir été, dès le début, une conséquence inéluctable du pouvoir d’auto-organisation qui caractérise la vie » 

Jean Claude Ameisen

Jean Claude Ameisen, est médecin, immunologiste et chercheur en biologie.

 Il est nommé Professeur de médecine en 1998 à l’Université Paris Diderot et à l’Hôpital Bichat.

Depuis septembre 2011, il est directeur du Centre d’études du vivant de l’Institut des humanités de Paris de l’université Paris Diderot.

Il a publié de nombreux ouvrages de vulgarisation et anime l’émission de radio « Sur les épaules de Darwin” diffusée sur France Inter.

Jean Claude Ameisen est un spécialiste des mécanismes de mort cellulaire programmée ou apoptose.

 


L'équilibre VIE/MORT
L'équilibre VIE/MORT

 Dans un article publié en 2007 dans la Revue Française de Psychosomatique - La mort au cœur du vivant - Jean Claude Ameisen revient sur l'intuition de Freud.

 

 Il rappelle que l'idée longtemps prédominante en biologie a été que la disparition de nos cellules – comme notre propre disparition en temps qu’individus – ne pouvait résulter que d’agressions de l’environnement, d’accidents, de destructions, de famines, d’une incapacité intrinsèque à résister au passage du temps, à l’usure et au vieillissement. »

 

 

La réalité est tout autre :

 

« Aujourd’hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent, à tout moment, la capacité de déclencher leur autodestruction, leur mort prématurée, avant que rien, de l’extérieur, ne les détruise. C’est à partir de leurs gènes que nos cellules produisent les “exécuteurs” moléculaires capables de précipiter leur fin, et les “protecteurs” capables un temps de neutraliser ces exécuteurs. "

 

La vie ne serait donc qu'une "survie" et la pulsion de vie qu'un moyen de repousser l'échéance :

 

« La survie de chacune de nos cellules dépend, jour après jour, de la nature des interactions provisoires qu’elle est capable d’engager avec d’autres cellules de notre corps, interactions qui seules leur permettent de réprimer le déclenchement de l’autodestruction... Une cellule qui commence à mourir dans notre corps est, le plus souvent, une cellule qui pour la première fois depuis un jour, un mois ou un an vient de cesser de trouver dans son environnement les molécules nécessaires à la répression de son autodestruction »

 

 

Ameisen évoque les processus moléculaires du programme de la mort cellulaire identifié chez Cænorhabditis elegans, petit ver de 1mm, bien connu animal-modèle de laboratoire.

 

Quatre gènes dirigent la synthèse de quatre protéines : un précurseur inactif de l’exécuteur ; un activateur qui, en se fixant au premier, déclenche l’autodestruction. Le troisième est un protecteur qui, fixé à l’activateur, l’inactive, et le quatrième est un antagoniste du protecteur qui neutralise son effet en se fixant à lui. Dans ce cas, l’activateur déclenche l’autodestruction.

 

« Ainsi, la vie et la mort de chaque cellule dépendent à tout moment des modalités d’interaction entre ces quatre molécules, c’est-à-dire de leurs quantités respectives que fabrique chaque cellule et de l’endroit où elle les localise respectivement, en réponse à son histoire particulière et de ses interactions avec son environnement. »

Jean Claude Ameisein

 

Nicole Le Douarin observe que :

 

« Chaque cellule de l'embryon produit les protéines capables de la tuer. Ne survivent que celles qui sont aptes, pour un temps, à s'opposer à la mise en œuvre du programme de mort ». 

 

 

 

Apoptose d'un neurone
Apoptose d'un neurone

  

 

Courage, Drogo !

 

Et il essaya de faire un effort, de tenir dur, de jouer avec la pensée terrible. Il y mit toute son âme, dans un élan désespéré, comme s’il partait à l’assaut tout seul contre une armée. Et subitement les antiques terreurs tombèrent, les cauchemars s’affaissèrent, la mort perdit son visage glaçant, se changeant en une chose simple et conforme à la nature.

Le désert des tartaresDino Buzzati

Pour Jean Claude Ameisein« le pouvoir de s’autodétruire pourrait avoir été, dès le début, une conséquence inéluctable du pouvoir d’auto-organisation qui caractérise la vie »

 

Ce que les psychanalystes freudiens traduisent ainsi :

 

"la tendance à l’autodestruction qui s‘origine dès le début de la vie, par la vie elle-même, c’est ce que nous appelons pulsions qui ont pour but de ramener la vie à la mort, c’est-à-dire le groupe des pulsions de mort. La « répression » du suicide dont parle Ameisen, c’est ce que nous nommons pulsions sexuelles (ou pulsions de vie) qui, en s’opposant aux pulsions de mort qui cherchent à atteindre leur but directement, allongent la durée de vie, ou retardent l’heure de la mort."


M. Schoenewerk - La Jeune Tarentine - Musée d’Orsay, Paris
M. Schoenewerk - La Jeune Tarentine - Musée d’Orsay, Paris

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine.

Un vaisseau la portait aux bords de Camarine.
Là l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
Devaient la reconduire au seuil de son amant.

..........

 

Hélas ! chez ton amant tu n'es point ramenée.
Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée.
L'or autour de tes bras n'a point serré

de nœuds.

Les doux parfums n'ont point coulé sur tes cheveux.

André Chénier - La jeune Tarentine

 

 

 Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse
De tes yeux fatigués s’écoulait en ruisseaux,
Et de ton noble coeur s’exhalait en sanglots ?
Quand de ceux qui t’aimaient tu voyais la tristesse,
Ne sentais-tu donc pas qu’une fatale ivresse
Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ?

 

A.de Musset

 

 

 

J’étais morte pour la Beauté – mais à peine

M’avait-on couchée dans la Tombe

Qu’un Autre – mort pour la Vérité

Etait déposé dans la Chambre d’à côté –

 

Tout bas il m’a demandé « Pourquoi es-tu morte ? »

« Pour la Beauté », ai-je répliqué

« Et moi – pour la Vérité – C’est Pareil –

Nous sommes frère et sœur », a-t-Il ajouté –

 

Alors, comme Parents qui se retrouvent la Nuit –

Nous avons bavardé d’une Chambre à l’autre –

Puis la Mousse a gagné nos lèvres –

Et recouvert – nos noms –

 

Emily Dickinson

 

L'Infini en plus, Myriam Mechita, 2010. Porcelaine de Sèvres, © Gérard Jonca / Sèvres - Cité de la céramique

Vanité des vanités, et tout est vanité !

Vanité des vanités, et tout est vanité ! C'est la seule parole qui me reste ; c'est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur...

 

 Non, après ce que nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. [...]

 

 Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu, qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit.

         Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise à nos coeurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible.

 

Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ?

 

Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le coeur de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort.

 

Le Roi, la Reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré ; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète : le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement.

 

Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le Roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre, avec saint Ambroise : Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam : "je serrais les bras ; mais j'avais déjà perdu ce que je tenais".

 

 La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc ! elle devait périr si tôt ! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup.

 

Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin, elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l'écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales ! [...]

 

Extraits de l'Oraison funèbre d'Henriette-Anne d'Angleterreduchesse d'Orléans prononcée à Saint-Denis le 21 jour d'aoust, 1670
par Messire Jacques-Bénigne Bossuet

 

La vieille dame et la Mort

A ma mère

Effrayante, immobile, appuyée sur le long manche de sa faux elle était là, regardant avec lassitude la proie qu'elle avait choisie.

Nul empressement dans sa démarche, elle savait bien que l'heure était venue.

 

Un moment, la vieille dame se sentit perdue et songea à rendre les armes sans tarder, puis elle se souvint de l'histoire du vieux Papé qui, nuit après nuit, jour après jour, résista pendant des lustres. Alors elle se ravisa, tomba en garde, et se prépara au combat.... Non pas dans l'espoir d'une vie sans fin, mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que ce Papé...

 

Ah ! la brave femme, comme elle y allait de bon coeur ! Plus de dix fois, elle força le monstre à reculer pour reprendre haleine.

Pendant ces trêves la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère vie, le sourire d'un enfant, la naissance des nouvelles générations ; puis elle retournait au combat, avec un nouvel appétit...

Cela dura plus de mille nuits.

 

De temps à autre, elle regardait les étoiles danser dans le ciel clair.

Mais

L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. La camarde redoublait de mauvais coups et laissait sur son pauvre corps les traces sanglantes du combat.

Une lueur pâle parut dans l'horizon... Elle perçut dans le lointain une volée de cloches.

 

Allongée sur son lit immaculé, enfin apaisée, elle fit un signe. Elle était prête.

Alors la Mort se jeta sur elle et l'emporta...

 

JPL, avec A. Daudet - juin 2018

 

Noces, Camus

" Si je refuse obstinément tous les "plus tard du monde", c'est qu'il s'agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je ne dis pas que c'est un pas qu'il faut franchir : mais que c'est une aventure horrible et sale.

 

Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens...

 

On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler. Naturellement c'est un peu décourageant. Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde.

 

Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n'a pas eu le temps de polir l'idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l'horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l'animal qui aime le soleil.

 

Contrairement à ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n'a pas d'illusions. Elle n'a eu ni le temps ni la piété de s'en construire.

 

Et je ne sais pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l'espoir et des couleurs, j'étais sûr qu'arrivés à la fin d'une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l'innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin.

 

Ils regagnent leur jeunesse, mais c'est en étreignant la mort."

 

 

  Courage, Drogo !

Et il essaya de faire un effort, de tenir dur, de jouer avec la pensée terrible. Il y mit toute son âme, dans un élan désespéré, comme s’il partait à l’assaut tout seul contre une armée. Et subitement les antiques terreurs tombèrent, les cauchemars s’affaissèrent, la mort perdit son visage glaçant, se changeant en une chose simple et conforme à la nature.

 

Le désert des tartaresDino Buzzati

"Je vous aime et vous souris d'où que je sois"

Jacques Derrida (Testament)