La formation de chimiste de Diderot

 

" On se prépare mal à comprendre le passé de la science si, après avoir feuilleté les écrits des maîtres d’autrefois, l’on se hâte de rire de quelques étrangetés ou absurdités apparentes qui s’y trouvent disséminées, en négligeant, par l’effet même de cette attitude dédaigneuse, de se familiariser doucement avec la pensée des anciens chimistes, de s’assimiler leur doctrine, bref, de comprendre véritablement une théorie que l’historien a justement pour tâche de faire revivre. "

Hélène Metzger

 

A lire : Hélène Metzger , Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique.

 

 

De la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, il était de bon ton chez les chimistes d’ignorer ou de mépriser la chimie prélavoisienne qui, selon ses détracteurs, s’était égarée dans l’irrationnel avec les alchimistes et s’appuyait depuis Aristote sur la théorie fumeuse des 4 éléments (qui pourtant sous l’influence de Stahl avait considérablement évoluée).Pour ceux-là, le dernier avatar de cette chimie, le phlogistique (dont il est fort peu question dans l’Encyclopédie), avait fini par embrouiller tous les esprits.


  Notons au passage que Lavoisier, qui explique correctement le phénomène de combustion, sera contraint de faire intervenir la notion, alors  fumeuse,  de calorique !

 

 Le célèbre et pittoresque Marcellin Berthelot fut cependant plus perspicace :

 

«  Les conceptions sur la constitution de l’air, que Lavoisier exprimait sous une forme si frappante, ne lui étaient pas purement personnelles, comme on pourrait le croire en se bornant à lire ses Œuvres : elles étaient déjà entrevues par plus d’un savant. Vingt ans auparavant, Boerhaave disait, presque dans les mêmes termes que le vieil alchimiste grec Olympiodore : « Le feu est la source du premier mouvement. » Il le regarde comme la cause de la fluidité des autres corps, de l’air et de l’eau, par exemple, et il ajoute que toute l’atmosphère serait réduite en un corps solide par la privation du feu. Macquer développe aussi les mêmes idées : « La difficulté de nous procurer un froid suffisant, dit-il, est peut-être la seule cause pour laquelle nous n’avons jamais vu d’air solide. »


A lire : Le feu, le calorique, la chaleur animale d’après Lavoisier, M. Berthelot.

 

En fait la chimie, qui pendant quelques siècles avait avancé à petit pas, commençait à produire dès la fin du XVIIe siècle de grands chimistes que j’ai présentés ICI (Chimie épisode XII, Les affinités électives).

 

On peut citer Boerhaave (1668-1738) aux Pays-Bas, Stahl (1659 - 1734) en Allemagne et son mentor, Becher, (1635-1682), Bergman (1735-1784) en Suède et Geoffroy (1672-1731) en France.

 

La plupart s’affirment ouvertement newtonien (ils ont lu la question 31 du traité Opticks de l’anglais) tout en restant prudents sur la généralisation du phénomène de l'attraction.

 

Il faut en effet souligner que les débats autour de la chimie du XVIIIe siècle tournent beaucoup autour de Newton et de la notion d’attraction. Tous les chimistes ou presque se positionneront par rapport aux thèses du physicien anglais, Lavoisier compris (qui a suivi le cours de Rouelle en 1764). Bref, le newtonianisme bat son plein !

 

A lire : Newton et la chimie française du xviiie siècle   par Bernadette Bensaude-Vincent


 Diderot était lui déjà convaincu de l’intérêt et de la qualité du travail des chimistes, vu sous l’angle de sa chère philosophie expérimentale.

 

Dans Pensées sur l’interprétation de la Nature on peut lire ceci :

 

« Feuilletez les livres des chimistes, et vous verrez combien l’art expérimental exige de vues, d’imagination, de sagacité, de ressources : lisez-le attentivement, parce que s’il est possible d’apprendre en combien de manière une expérience se retourne, c’est là que vous l’apprendrez. »  Interprétation, XVI

 

 D’ailleurs le chimiste ne se reconnaîtra-t-il pas ici ?

 

« Nous avons trois moyens principaux: L'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combine, L'expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs. » Interprétation, XV

 

Dans de très nombreuses correspondances, on peut juger de l’importance que Diderot accordait à la chimie. Il écrit par exemple ceci à Rousseau le 22 mars 1757 :

 

«  Vous savez que je n’ai que les mercredi et les samedi, et que les autres jours sont à la chimie. »

Rapporté par Jean Mayer, Diderot, homme de science  (Rennes, 1959)

 

 

Les premiers pas

 

Il est aujourd’hui bien établi bien que l’intérêt de Diderot pour la chimie était bien antérieur à son travail sur le cours de Rouelle, et que dès la fin des années 1740, il était un honnête chimiste (B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi « Pour situer les Institutions chimiques », CRP n°36).

 

En tout cas les connaissances chimiques de Diderot sont patentes dès le début de l’Encyclopédie et cela se manifeste notamment dans les 11 articles qu’il rédige sur la chimie des Arts (tome I et II).

 

C’est lui qui prendra la décision (seul ?) d’écarter Malouin, chimiste honnête mais sans envergure, pour donner carte blanche à Venel à partir du tome III, c’est encore lui qui choisira d’Holbach dans la querelle qui l’oppose à Rousseau (qui n’écrira pas un seul article sur la chimie).

 

Bref, quand il utilise la chimie pour exposer ses théories matérialistes, Diderot sait de quoi il parle, il connaît les théories sthaliennes, les notions d’affinité, le traité de Boerhaave, les positions de Newton.

 

 

 D’où tenait-il ses connaissances ?

 

Rouelle et sa chimie

 

Il est clair qu’à l’origine se trouvent les travaux et le fameux cours de Rouelle l’Ainé, que j’ai évoqué sur ce site à plusieurs reprises. D’ailleurs, avec l’arrivée de Venel c'est une version de la chimie rouellienne qui est développée dans l'Encyclopédie.

 

Il faut redire quelques mots de cet homme peu ordinaire qui fut démonstrateur au Jardin du Roy («Démonstrateur de Chimie au Jardin des plantes sous le titre de Professeur en Chimie ») et tenait un cours privé, place Maubert, entre 1742 et 1768.

 

Le professeur en titre, était alors Louis-Claude Bourdelin, qui venait de succéder à Nicolas Lemery. C’était un partisan de l'ancienne chimie et il n’était pas rare d’entendre Rouelle critiquer de façon virulente les cours de son aîné :

 

 « Messieurs, tout ce que vient de vous dire Monsieur le Professeur est absurde et faux comme je vais vous le prouver. ». Rapporté par Grimm.

 

 

Lire ICI : Apothicaires membres de l'Académie Royale des sciences : IX. Guillaume-François Rouelle par Paul Dorveaux (1933).

Lire : G.-F. Rouelle : An eighteenth-century chemist and teacher, Rhoda Rappaport (Chymia, vol.6, 1960).

Lire : Portrait d'un chimiste : Guillaume-François Rouelle (1703-1770). Jean Mayer  , Revue d'histoire des sciences et de leurs applications   (1970,  Volume   23, pp. 305-332)


 

Personnage haut en couleur, bateleur qui attirait les foules,  Rouelle met la chimie à la mode.

 

« Cet amphithéâtre [...] pouvait contenir 600 élèves… et il était « trop petit de moitié pour contenir les auditeurs ».   L’assistance suivait parfois son cours au milieu « des embarras » de la circulation !

 

Lire ICI : Le cours de chimie de Guillaume-François Rouelle par Christine Lehman

 

Grimm a largement décrit le personnage et les quelques mésaventures survenues lors de ses démonstrations :

 

« Un jour, étant abandonné de son frère et de son neveu [ses assistants], et faisant seul l’expérience dont il avait besoin pour la leçon, il dit à ses auditeurs : Vous voyez bien, Messieurs, ce chaudron sur ce brasier ; eh bien, si je cessais de remuer un seul instant, il s’en suivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en l’air ! En disant ces paroles, il ne manqua pas d’oublier de remuer, et sa prédiction fut accomplie : l’explosion se fit avec un fracas épouvantable  »

 

Mais il faut aller au-delà du portrait caricatural que dresse Grimm dans sa Correspondance Littéraire. Car le vulgarisateur atrabilaire était un chimiste de premier plan, un véritable théoricien stahlien.

 

Une autre singularité de Rouelle vient du fait que bien qu’ayant laissé très peu d’écrits (5 mémoires) il fut néanmoins membre des Académies de Paris, Stockholm et Erfurt, ce qui témoigne d’une grande reconnaissance de la part des savants de son temps.

 

Ses travaux sont donc surtout connus par les publications de ses élèves : le cours issu des notes de Diderot, les Institutions chimiques de Rousseau (qui le citera peu tout en empruntant beaucoup !), les articles des chimistes Macquer et Venel.

 

Autre élève important de Rouelle (dont il épousa la fille), Jean d'Arcet (un landais grand ami de Montesquieu) qui succéda à Macquer à l'Académie  et fut directeur de la manufacture de Sèvres. Ses travaux sur la porcelaine dure sont connus.

 

Lire : Eloge de M. [Pierre Joseph] Macquer par Condorcet

Lire : Précis historique de la vie et des travaux de Jean D'Arcet


 

Tous ceux-là ont suivi le fameux cursus : Rousseau de 1743 à 1745 avec des éclipses, Diderot de 1754 à 1757, alors qu’il avait déjà publié Pensées sur l’Interprétation de la Nature. Macquer était présent dès le démarrage du cours en 1742 ; il rédigera deux best-sellers : Elémens de chymie théorique en 1749 et Elémens de chymie pratique en 1751, portés vraisemblablement  à la connaissance de Diderot.

 

Enfin Venel suivit le cours de Rouelle à partir de 1746 ; il présentera deux mémoires à l’Académie en 1750 (en chimie pneumatique) et prendra en main la chimie de l’Encyclopédie en 1753 avec ce fameux article Chymie, véritable manifeste qu’il conclut en recommandant les exposés de Rouelle.

 

Diderot s’est donc abreuvé à la meilleure source des connaissances française en chimie de l’époque dont le pivot était Rouelle. Il rendra plusieurs fois hommage à son maître en chimie.

 

 « J’ai suivi son cours trois années de suite. Il n’était pas donné à tout le monde de profiter de ses leçons ; son esprit impétueux était incapable de s’asservir à une méthode rigoureuse... Il appliquait ses expériences au système général du monde ; il embrassait les phénomènes de la nature et les travaux des arts ; il les liait par les analogies les plus fines ; il se perdait, on se perdait avec lui… » (CFL IX 600, 15 août 1770).

 

Note sur la chimie rouellienne

 

On dira tout de suite que Rouelle (suivi sur ce point par Rousseau) est beaucoup moins polémique vis-à-vis de Newton et des physiciens que Diderot et Venel.

 

Les deux encyclopédistes rouelliens, Diderot et Venel ont amplifié les attaques de leur maître contre les théories mécanistes (notons que dans le préambule du cours de Rouelle, Diderot s’en prend durement à Boyle) ; Venel pour promouvoir sa discipline, Diderot sa philosophie.

 

Certes Rouelle va se démarquer de Newton en soutenant que pour la « matière hétérogène », la loi d'attraction doit laisser place au concept d’affinité :

 

« C’est la chimie qui prend en charge  l'ensemble des interactions corporelles, à la physique le domaine abstrait  de la matière homogène ».

 

Ainsi il présente la table des rapports publiée par Geoffroy en 1718, non comme une adaptation concrète des thèses développées par Newton dans la Question 31 d’Opticks, mais bien comme le point de départ d’une chimie qui devient une science des réactions.

 

« Tout comme les cours de chimie moderne sont guidés par le tableau périodique des éléments, la table de Geoffroy guide les professeurs du siècle des Lumières. Mais loin d’être une charte immuable, cette table reste un chantier toujours ouvert : Rouelle n’hésite pas à la mettre à l’épreuve, à la tester devant l’auditoire afin de la perfectionner, tout comme Rousseau et bien d’autres professeurs ou démonstrateurs de chimie. »

 

Pour Rouelle, la chimie a donc bien sa propre identité :

 

 « La chimie traite des séparations et des unions des principes constituants des corps, qu’elles soient opérées par la nature ou résultent des procédures de l’art, de manière à découvrir les propriétés et les usages de ces corps ».

 

Ce qui permet à Bernadette Bensaude-Vincent d’enfoncer le clou :

 

« Contre la légende d’une chimie prélavoisienne livrée à l’obscurantisme alchimiste ou à la routine empirique des artisans, il faut souligner avec force cette cohérence d’un projet cognitif allié à une orientation jamais démentie vers les arts, la technique. Rouelle développe quelques vues sur la matière qui ne sont pas un simple ornement rhétorique. »

 

Enfin Rouelle est surtout connu pour être un propagandiste stahlien. Pour beaucoup, la théorie de Stahl a été considérablement clarifiée et transformée par Rouelle.

Certains le présentent même comme l’inventeur du stahlianisme même si j'ai déjà noté que le travail de Stahl est exposé en France dans le Nouveau cours de chymie  suivant les Principes de Newton et de Stahl  du chimiste (et cardiologue !) gascon Jean-Baptiste Sénac en 1723.

 

Rappaport soutient que Rouelle est le véritable inventeur du stahlianisme. « La soudaine popularité de la théorie du phlogistique au milieu du xviiie siècle est définitivement un produit du travail de Rouelle, à la fois professeur, partisan de la théorie, transformateur et adaptateur des idées de Stahl. »

 

Explosion chez Rouelle
Explosion chez Rouelle
JJ Rousseau
JJ Rousseau

Rousseau chimiste

 

Il semble bien que Diderot ait découvert Rouelle... grâce à Jean-Jacques Rousseau (dans les années 40).

 

Rousseau, en effet, a été très tôt initié à la chimie. Dans les Confessions il se fera l’écho des activités « médico-chimiques » de sa protectrice, Mme de Warens, qu’il rejoint à 16 ans. Il mettra même la main à la pâte et apprendra à ses dépends que le métier de chimiste présente quelques dangers !

 

Dans le Livre V des Confessions il relate l’accident qui faillit nous priver de ses talents, alors qu’il tentait de préparer de « l’encre de sympathie » :

 

 « Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille plus qu’à demi de chaux vive, d’orpiment et d’eau, je la bouchais bien. L’effervescence commença presqu’à l’instant très violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n’y fus pas à temps ; elle me sauta au visage comme une bombe… j’en faillis mourir. Je restais aveugle plus de six semaines. »

 

 Nous sommes le 27 juin 1737 et Rousseau rédige illico son… testament !

 

 A cette époque le philosophe a d’autres professeurs que Mme de Warrens ; moines jacobins et prêtres de l’entourage de la dame de Chambéry participent à sa formation.

 

 Il semble également, qu’à la suite d’une consultation du Dr Fizes, à Montpellier en 1738, il ait suivi pendant six mois les cours de chimie (ainsi que de mathématiques et d’anatomie) de la célèbre Faculté de médecine.

 

 Mais c’est à Paris, auprès du fameux Rouelle, que Rousseau va vraiment apprendre la chimie. Il est présent au Jardin du Roy à partir du 11 mars 1743. Il suivra plusieurs sessions, avec quelques éclipses (dont le séjour à Venise).

 

 Plus tard Rousseau pratiquera la chimie avec Dupin de Francueil dans le laboratoire aménagé au château de Chenonceaux par ce dernier. Il eut même un élève nommé nommé Varenne.

 

« Je m’attachai à la Chimie. J’en fis plusieurs cours  avec M. de Francueil chez M. Rouelle, et nous nous mimes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette science dont nous possédions à peine les éléments. En 1747 nous allâmes passer l’automne en Touraine au Château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers [...]. J’y composai d’autres petits ouvrages, [...] et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la Chimie..


Lire : Jean-Jacques Rousseau et la chimie, Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi, CRP n° 36.


 

 Pour certains, c’est à Chenonceaux qu’il entreprit dès 1747 de rédiger son ouvrage de chimie : Les Institutions chymiques, un pavé de 1200 pages, qui restera inachevé.

 

 Dans cet ouvrage, retrouvé plus d’un siècle après sa mort, il reprend, commente et critique les publications de Boerhaave, Becher et Stahl. Il ne s’agit donc pas d’une œuvre originale mais d’un travail sérieux de compilateur et critique, qui donne l’état des connaissances d’une discipline qui le passionne.

 

Il s’intéressera ensuite continuement à la chimie, mais ne sera pas sollicité par les éditeurs de l’Encyclopédie pour cette discipline (on lui doit par contre de nombreux articles sur le thème de la musique). C’est autour de Venel et de sa traduction rouellienne que la chimie sera présentée dans le fameux Dictionnaire.

 

En 1757 son activité de chimiste cessera à la suite de sa querelle (une de plus !) avec le baron d’Holbach, qui provoqua également sa brouille définitive avec Diderot.

 

 Les perfectionnements

 

 Quand Diderot rédige le cours de Rouelle en 1757 (il rajoutera de menues corrections dans les années 60 pour l’exemplaire destiné à Catherine de Russie), il maîtrise parfaitement son sujet.

 

Tout au long de l’élaboration de l’Encyclopédie, Denis suivra la production des quelques 50 rédacteurs pour la chimie (même si à partir des années 60 c’est vraiment Venel qui pilote la discipline), et en particulier des quatre collaborateurs majeurs : Malouin (pour les tomes I, II et III), d’Holbach (du tome II jusqu’à la fin), Venel (du tome III jusqu’à la fin), Jaucourt (du tome IV jusqu’à la fin), et de quelques occasionnels dont : De Villiers (17 articles), Roux (deux articles), Jacques Montet, démonstrateur de Venel à Montpellier (deux articles) et le médecin et chimiste lyonnais Jean-Baptiste Willermoz (un article). Diderot produira lui-même 11 articles dans les tomes I et II.

 

 L’apport de Venel

 

Mais le niveau de connaissance en chimie, tel qu’il sera utilisé dans « Le Rêve », doit beaucoup aussi à Venel, avec qui il était très lié, aux quelques 130 articles que le montpelliérain rédigera dans ce domaine à partir de 1753, et sans doute aussi à la connaissance des cours que ce dernier dispensa à Montpellier de 1759 à sa mort, en 1775.


Il enseignait la pharmacie, la pathologie, l’hygiène et la médecine à la Faculté  mais donnait en outre, à partir de 1761, des cours particuliers de chimie au laboratoire de son ami apothicaire et expérimentateur Jacques Montet.  son Cours ne sera pas une redite de ses articles, mais plutôt un approfondissement, par  la théorie et la pratique, destiné cette fois-ci à un public spécialisé d’élèves médecins ou apothicaires.


 Lire :  Gabriel-François Venel (1723-1775) : sa place dans la chimie française du XVIIIe siècle par Christine Lecornu Lehman (thèse 2006, Paris 10)


 A propos de Venel, Diderot écrira :

 

" C'est un homme d'un rare mérite, excellent chimiste, le plus grand amateur des aises de la vie, le contempteur le plus insigne et le plus vrai de la gloire et de l'utilité publique et le moraliste le plus circonscrit que je connaisse "

 

 

Baron d'Holbach
Baron d'Holbach

La fréquentation du baron d’Holbach

 

" Le baron lui-même était un des hommes de son temps les plus instruits, sachant plusieurs des langues de l'Europe, et même un peu des langues anciennes, ayant une excellente et nombreuse bibliothèque, une riche collection des dessins des meilleurs maîtres, d'excellents tableaux dont il était bon juge, un cabinet d'histoire naturelle contenant des morceaux précieux, etc. À ces avantages, il joignait une grande politesse, une égale simplicité, un commerce facile, et une bonté visible au premier abord. On comprend comment une société de ce genre devait être recherchée. "

 Abbé André Morellet

 

 

Paul-Henri Thiry, baron d'Holbach, est un personnage majeur des Lumières.

Allemand d'origine ; il avait possédé en Westphalie une petite terre, qui lui procurait environ 60 000 livres de rente, fortune que jamais personne n'a employée plus noblement que lui, ni surtout plus utilement pour le bien des sciences et des lettres.

 

D’Holbach intègre le club des rédacteurs de l’Encyclopédie en 1752, à l’occasion du tome II.

 

Avant de parler de ses connaissances en chimie, qui n’étaient qu’une des facettes de son savoir, il faut dire un mot du salon qu’il tint de 1749 à 1780 (à Paris, rue Royale ; l'été au château de Grandval, situé sur l'actuelle commune de Sucy-en Brie) où se sont retrouvés au moins 28 des rédacteurs de l’Encyclopédie sur les 139 recensés…et non des moindres : Diderot, Barthez, Jaucourt, Grimm, Marmontel, Morellet, Naigeon, Rousseau, Turgot, Venel

 

On y rencontrait aussi Helvétius, Raynal, La Condamine…  mais aussi la fine fleur des intellectuels et savants étrangers : anglais, Hume, Priestley,Wilkes, Sterne, italiens, Galiani, Beccaria, et même Benjamin Franklin lors de voyages à Paris... et quelques autres !


 

 Pour aller plus loin sur D’Holbach et son salon :

 - Voir à la fin de l’article (*),

 - Lire : L'Encyclopédie et le cercle du baron d'Holbach (Frank A. Kafker , Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie  (1987, Vol 3,  pp. 118-124)

 

D’Holbach, comme Diderot est un matérialiste athée, son ouvrage majeur Système de la nature (avec une participation de Diderot ?) sera brûlé en place publique en 1770.

 

« C'est là aussi, puisqu'il faut le dire, que Diderot, le Dr Roux et le bon baron lui-même établissaient dogmatiquement l'athéisme absolu, celui du Système de la Nature, avec une persuasion, une bonne foi, une probité édifiante, même pour ceux d'entre nous qui, comme moi, ne croyaient pas à leur enseignement. » écrit l’abbé Morellet dans ses Mémoires à propos du salon.

 

 Lire : Mémoires de l’abbé Morellet sur le XVIIIe siècle et la Révolution


 

 Mais c’est avant tout un homme libre comme en témoigne par exemple cet extrait des « Correspondance littéraire » de Grimm et Diderot de décembre 1790, intitulé Facéties philosophiques tirées des manuscrits de feu M. le baron d’Holbach :

 

 «  Si nous examinons les choses sous ce point de vue, nous verrons que, de tous les arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes un amour-propre, un orgueil, une fierté qui sont, de toutes les dispositions, les plus pénibles à vaincre…

Il est quelques mortels qui ont de la roideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque du cou ; cette organisation malheureuse les empêche de se perfectionner dans l’art de ramper et les rend incapables de s’avancer à la Cour
. »

 

D’Holbach fut étudiant à l’Université de Leyde entre 1744 et 1748 ; il a donc a eu connaissance du cours de Boerhaave qui y officiait. 

 

Ses douze premières publications -de 1752 à 1766- sont des ouvrages scientifiques qu'il traduit de l'allemand, tels que l'Art de la verrerie,  des monographies sur la minéralogie, la géologie (Essai d'une Histoire des couches de la Terre et Art des mines de Lehmann), la métallurgie et la chimie métallurgique.

Il donnera aussi un Recueil des Mémoires les plus intéressants de chimie et d'histoire naturelle contenus dans les actes de l'Académie d'Upsala et dans les Mémoires de l'Académie de Stockholm. Enfin on lui doit une traduction du Traité du soufre de Stahl.

 

Le baron avait donc une prédilection pour les pierres, les mines, les fossiles, les phénomènes telluriques... bref d'Holbach fut pour l'Encyclopédie, chimiste et  spécialiste des sciences de la terre.

 

En pénétrant les entrailles de la terre, il découvrit une matière s'activant sans relâche.

 

Notons que lui aussi connaissait Rouelle et ses travaux.


Lire : D'Holbach et les "entrailles de la terre", matérialisme et minéralogie, Jean-Claude Bourdin, La chimie et l'Encyclopédie, CRP n°56


Diderot et Catherine II
Diderot et Catherine II

 En guise de conclusion

 

Diderot, des années 40 à la fin de sa vie, sera au contact de la chimie et des meilleurs chimistes du temps. Loin d'étudier la discipline en dilettante, il saura approfondir les facettes les plus à même d'appuyer le matérialisme qu'il développe.

 

Sa chimie est rouellienne, mais avec Venel il accentuera l'aspect anti-mécaniste et s'il suit les Affinités de Geoffroy, c'est pour mieux les distinguer de l'Attraction de Newton.

 

Dans le Plan pour une Université, qu'il soumet vers 1775 à Catherine II, tout naturellement, la chimie occupera une place essentielle parmi les 5 classes scientifiques qu'il distingue (les matières littéraires n’occupent qu’une position minoritaire avec 3 classes, ce qui confirme l'intérêt du philosophe pour les sciences).

 

Avec ce Plan, Diderot se découvre sur le tard une vocation de pédagogue. Réfutant Rousseau il y écrit ceci :

 

« Loin de corrompre, s'écrie-t-il, l'instruction adoucit les caractères, éclaire sur les devoirs, subtilise les vices, les étouffe ou les voile. J'oserais assurer que la pureté de la morale a suivi les progrès des vêtements depuis la peau de bête jusqu'à l'étoffe de soie. »

 

Que valait la chimie de l'Encyclopédie ? Les chimistes, les spécialistes n'en firent pas grand cas, ils préféreront s'abreuver aux sources primaires de l'ouvrage. D'une façon générale nous avons vu que le coup d'éclat de Lavoisier relégua cette "vieille chimie" au purgatoire pendant deux siècles.

 

Vers la fin de sa vie, Diderot fut lui-même sévère avec ce volet du Dictionnaire. Dans une conversation de rue avec l'éditeur Luneau de Boisjermain, il aurait confié :

 

" La chimie est détestable... la médecine, la matière médicale et la pharmacie... sont pauvres. "

 

Notons que cette conversation se situe dans le cadre de la préparation d'une nouvelle édition de l'Encyclopédie (Panckoucke)... ce qui permet de relativiser ces propos !

 

SUITE (et FIN) : La chimie de Diderot et le Rêve de d'Alembert

 

 

Abbé André Morellet
Abbé André Morellet

 (*) Le salon du baron d’ Holbach

 

  L'abbé Morellet, écrit tout de go dans ses Mémoires, à propos du salon d’Holbach :

 

 "On y disait des choses à faire tomber cent fois le tonnerre sur la maison, s'il tombait pour cela."

 

La suite de sa description montre à quel point les « dîners » du baron ont dû peser sur les choix éditoriaux de l’Encyclopédie et comment ils peuvent expliquer la relative homogénéité de l’ouvrage.

 

 « Le baron d'Holbach avait régulièrement deux dîners par semaine, le dimanche et le jeudi : là se rassemblaient, sans préjudice de quelques autres jours, dix, douze, et jusqu'à quinze et vingt hommes de lettres et gens du monde ou étrangers, qui aimaient et cultivaient même les arts de l'esprit. Une grosse chère, mais bonne, d'excellent vin, d'excellent café, beaucoup de dispute, jamais de querelle ; la simplicité des manières, qui sied à des hommes raisonnables et instruits, mais qui ne dégénérait point en grossièreté; une gaieté vraie sans être folle : enfin une société vraiment attachante, ce qu'on pouvait reconnaître à ce seul symptôme, qu'arrivés à deux heures, c'était l'usage de ce temps-là, nous y étions souvent encore presque tous à sept et huit heures du soir...

Or, c'est là qu'il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fût jamais : quand je dis libre, j'entends en matière de philosophie, de religion, de gouvernement, car les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient bannies...

 

 C'est là que j'ai entendu Roux et Darcet exposer leur théorie de la terre ; Marmontel, les excellents principes qu'il a rassemblés dans ses Éléments de littérature ; Raynal, nous dire à livres, sous et deniers le commerce des Espagnols aux Philippines et à la Vera-Cruz, et celui de l'Angleterre dans ses colonies ; l'ambassadeur de Naples et l'abbé Galiani, nous faire de ces longs contes à la manière italienne, espèces de drames qu'on écoutait jusqu'au bout ; Diderot, traiter une question de philosophie, d'arts ou de littérature, et, par son abondance, sa faconde, son air inspiré, captiver longtemps l'attention… »