Paul-Henri Thiry, Baron d'Holbach
Paul-Henri Thiry, Baron d'Holbach

 "Dans la génération, dans la nutrition, dans la conservation, nous ne verrons jamais que des matières diversement combinées, qui chacune ont des mouvements qui leur sont propres, réglés par des lois fixes et déterminées, et qui leur font subir des changements nécessaires. Nous ne trouverons dans la formation, la croissance et la vie instantanée des animaux, des végétaux et des minéraux que des matières qui se combinent, qui s’agrégent, qui s’accumulent, qui s’étendent et qui forment peu à peu des êtres sentants, vivants, végétants, ou dépourvus de ces facultés, et qui, après avoir existé quelque temps sous une forme particulière, sont forcés de contribuer par leur ruine à la production d’une autre."


Paul Heinrich Dietrich von Holbach

 Le XVIIème siècle fut cartésien. La philosophie mécaniste, incarnée principalement par René Descartes (1596-1650), interprète les phénomènes naturels à partir du fonctionnement d'une machine.

 

Descartes expose clairement cette conception des êtres vivants en tant que machines :

 

«  Lorsqu'une montre marque les heures par les moyens des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il n'est à un arbre de produire des fruits. »

 

« Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. »

 

Une telle conception heurtera de nombreux penseurs dont Pascal qui juge Descartes, « inutile et incertain ». 

 

Si l’auteur du Discours de la Méthode n'est pas un chimiste (évidemment il a l’alchimie en horreur), sa conception de la matière a pourtant profondément influencé cette science.

 

Pour Descartes  la matière est inerte, confondue avec l’espace.

 

« Il n’y a donc qu’une même matière en tout l’univers, et nous la connaissons par cela seul qu’elle est étendue ».

 

 Ses éléments, les atomes, ont des formes géométriques bien définies,  qui s’empilent, se juxtaposent… leur mouvement est régi uniquement par les lois simples du choc ou de la pression...

Cette vision de l’univers, formé d’atomes en mouvement, lui permettra d’expliquer les réactions chimiques qui ne seraient que la traduction sensible des phénomènes mécaniques induits par le mouvement  imprimé à la matière lors de sa création.

Sir Isaac Newton
Sir Isaac Newton

Nous avons vu que la conception de Newton est radicalement différente : la matière n'est que le véhicule de principes actifs qui régissent le monde selon des lois d'attraction et de répulsion à distance, de copulation de principes mâle et femelle, et dont l'esprit est partie prenante.

 

Le XVIIIème, le siècle des Lumières, verra le triomphe posthume de sir Isaac et de grands chimistes, dont je dirai quelques mots, comme Boerhaave aux Pays-Bas, Stahl en Allemagne, Bergman en Suède et Geoffroy en France, qui s’affirmeront ouvertement newtonien tout en restant prudents sur la généralisation du phénomène de l'attraction.

 

Pour aller plus loin, lire : Newton et la chimie française du XXIIIe siècle par Bernadette Bensaude-Vincent

 

J’ai souligné que le plus grand admirateur et supporter du génie de Grantham fut, en France, un philosophe, Voltaire, auteur notamment du célèbre "Les éléments de la philosophie de Newton".

 

Voltaire avait été bien documenté par Maupertuis, fin connaisseur des théories de Newton, membre de la Royal Society, mathématicien, physicien, naturaliste (et donc forcément… philosophe !).

 

Voltaire fut aussi sous le charme (pas vraiment physique dit-on : "Représentez-vous une femme grande et sèche, le teint échauffé, le visage maigre, le nez pointu, de petits yeux vert de mer, sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes. Le rire glapissant, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées." écrira la marquise du Deffand, amie de Voltaire)  d’une femme hors du commun,  Emilie du Chatelet (voir la biographie d'Elisabeth Batinter) avec qui il se retira au château de Cirey.

 

La marquise, brillante scientifique, put à loisir l’éclairer, puisqu’elle fut la traductrice des Principia Mathematica, oeuvre majeure du savant anglais.

Gabriel François Venel
Gabriel François Venel

Les Encyclopédistes et la chimie

 

Dans cet épisode je voudrais dire un mot de la position des Encyclopédistes des Lumières vis-à-vis de la chimie. Parler en particulier de Denis Diderot, qui fut sans doute un des premiers philosophes de la chimie.

 

L'article Chymie de l’Encyclopédie a été rédigé par Venel (1723-1775), futur professeur de chimie à Montpellier (pour la médecine c'est Théophile de Bordeu, autre montpelliérain, ami de Diderot, dont j’ai parlé précédemment, qui tint la plume).

 

Il est surprenant de voir les éditeurs de L'Encyclopédie faire appel, en qualité de rédacteur principal pour les articles concernant la chimie, à un jeune docteur de 30 ans, pas encore professeur de l'Université de Médecine de Montpellier.

Il est vrai que Venel avait été formé par Rouelle professeur de Lavoisier et de... Diderot et qu'à Montpellier, tout autant qu'à Paris, on se passionnait pour la chimie :

 

 « Le cours particulier de chimie, donné au public par Venel, était fort apprécié. Il est à remarquer que ces leçons étaient faites avec l'assistance du pharmacien Montet qui, avec ses confrères, Peyre et Joyeuse, faisait partie de la Société Royale des Sciences de Montpellier. »

 

Cet article débute par un tableau très pessimiste de la situation de la chimie contemporaine :

 

« la chimie, écrit-il, est peu cultivée parmi nous ; cette science n'est que très médiocrement répandue, même parmi les savants, malgré la prétention à l'universalité de connaissances qui fait aujourd'hui le goût dominant. Les chimistes forment encore un peuple distinct, très peu nombreux, ayant sa langue, ses lois, ses mystères, et vivant presque isolé au milieu d'un grand peuple peu curieux de son commerce, n'attendant rien de son industrie. »

Denis Diderot et l'Encyclopédie
Denis Diderot et l'Encyclopédie

La chimie tient pourtant une place singulière dans l’Encyclopédie ; 550 articles concernent explicitement la chimie, certains (11) ont été rédigés par Diderot lui-même.

 

De nombreuses publications et ouvrages sont consultables sur ce thème (voir à la fin).

 

Comment expliquer l’intérêt que la chimie suscita chez Diderot ?

 

Le philosophe cherche à établir une « formule générale du vivant » et il trouve dans la chimie, qui transforme la matière, un point d’appui pour trouver cette formule. Dans cette quête, Diderot ira jusqu’à considérer la chimie comme le modèle d’une philosophie expérimentale.

 

L’encyclopédiste est au fait de l’état de cette science. Il a suivi pendant 3 ans les cours du fameux Guillaume-François Rouelle (1703-1770), démonstrateur au Jardin du Roy , dont j’ai parlé dans  l'introduction de ce feuilleton. 

Rouelle n'aimait pas écrire, mais ses leçons, qui eurent  un succès extraordinaire dans les années 1740-1760, furent l’objet de prises de notes de certains auditeurs assidus. La copie rédigée de la propre main de Diderot est particulièrement célèbre.

 

Dans cette recherche, Diderot subira aussi l’influence d'une forte personnalité : le baron D'Holbach, d'origine allemande, qui participe à l’Encyclopédie à partir de 1751 et rédige de nombreux  articles (375 !) traitant notamment de médecine, de minéralogie et de chimie.

 

Philosophe athée, matérialiste et rationaliste on lui doit Le système de la nature, (1770). Son intérêt pour la chimie va le conduire à traduire d'importants ouvrages notamment ceux de Stahl.

 

Pour D’Holbach, la nature n'est ni machine, ni horlogerie, car la machine suppose un Dieu créateur. Elle est une manufacture.  « Chaque partie travaille les matériaux », ce qui suppose une immanence.

 

 Pour  établir sa « formule générale du vivant » Diderot accorde une place centrale à la digestion.

 

Selon Venel, qui l'inspire, l'estomac est un laboratoire de chimie que la nature a fourni à l'homme. On doit « se représenter la digestion comme une vraie opération chimique, ou plutôt comme un procédé ou une suite d'opérations chimiques » (Enc., V, 1001b, Digestion).

 

Venel explique que le but du chimiste est d'obtenir une « dissolution »

 

C’est ce que rappelle Eliane Martin-Haag, maître de conférences à l'UTM, dans « De la revalorisation de la chimie de l'Encyclopédie au Rêve de d'Alembert ».

 

"Le corps humain commence donc par piler et broyer l'aliment en mastiquant, puis il opère une dissolution par la voie ignée. Venel suggère que la « chaleur animale » ou la température normale du corps entretient le tourbillon des « sucs digestifs », c'est-à-dire des menstrues dissolvants, qui entrent en contact avec les molécules des aliments. Les forces d'affinité peuvent alors s'exercer: la matière alimenteuse se désagrège, et il se forme ce nouveau mixte qu'est le « chyle ».

 

Diderot suit fidèlement cette explication de la digestionL'Entretien avec d'Alembert reprend la comparaison entre le corps et un laboratoire de chimie,afin de prouver l'existence d'une sensibilité inerte de la matière. Diderot fait le même raisonnement sur la sensibilité, que Venel sur le "chyle"…

 

Diderot attire notre attention sur le lien entre la nutrition et la reproduction. La reproduction prouve que la matière inerte des aliments subit une animalisation dans le corps. Le récit comique de la naissance de d'Alembert rappelle cette hypothèse :

 

« Je veux dire qu'avant que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l'âge de la puberté, avant que le militaire la Touche fût adolescent, les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de l'un et de l'autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang, jusqu'à ce qu'enfin elles se rendissent dans les réservoirs destinés à leur coalition, les testicules de son père et de sa mère ».

 

Au terme de l'Entretien, Diderot suggère donc que la médecine de Montpellier, la chimie, et l'histoire naturelle de son temps parviennent au même résultat, en ce qui concerne la nature de la sensibilité. La chimie retrouve une sensibilité matérielle à travers les phénomènes de séparation et de mixtion. Les affinités chimiques constituent une sensibilité sourde pour les molécules. La médecine étudie la « sensibilité active » de la fibre nerveuse, qui s'exprime toujours par un langage de mouvements. L'histoire naturelle nous ramène, en définitive, à la chimie, en expliquant la reproduction et le vieillissement par des mixtions et des séparations. Le cercle des sciences imite le cycle de la vie, qui consiste lui-même dans l'alternance de la sensibilité passive et de la sensibilité active :

 

« Vivant, j'agis et je réagis en masse... mort, j'agis et je réagis en molécules... Je ne meurs donc point ?... Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit... Naître, vivre et passer, c'est changer de formes...» (Ver., I, 637).

 

La chimie du XVIIIe siècle peut en effet abandonner le vieux rêve alchimique de la transmutation des éléments, parce qu'elle a établi que la matière sensible manifeste des propriétés différentes en fonction de l'état dans lequel on la considère : l'universalité de la sensibilité ne signifie donc pas son identité."

 

Eliane Martin-Haag

 

Au final Diderot rompra avec le mécanisme réductionniste qui dominait les sciences de la vie jusque vers le milieu du siècle, et en s'appuyant sur certaines idées vitalistes de Montpellier (avec en particulier Bordeu bien sûr, mais aussi Ménuret de Chambaud, autre rédacteur de l’Encyclopédie), il parviendra à une conception de la matière qui n’est pas réduite à l'étendue.

 

On peut supposer que c’est pour cela qu’il engage les médecins de Montpellier dans sa grande œuvre et qu’il laisse l’Encyclopédie devenir, à partir du tome VIII, un instrument de propagande vitaliste.

 

La thèse la plus répandue aujourd'hui est, qu’entre tous les visages possibles du vitalisme, il choisira celui qui s'accordait le plus à sa perspective matérialiste. De nombreux articles traitent de son "matérialisme vitaliste ".


A lire ou consulter :

 

-Le mécanisme cartésien "traduit" par Diderot..., Véronique Le Ru

- Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie, Société Diderot, Université Paris VII

- Les travaux de Bernard Joly (avec Rémi Franckowiak), Pr émérite à l'UMR (Lille 3)

- Les travaux d'Anne-Lise Rey, maître de conférences en histoire des sciences à Lille 1