« Est rebelle, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté »  Jünger


 En quoi Diderot est-il un rebelle ?

 

Parce que le rebelle refuse l'ordre que s'est donné le monde au sein duquel il a été jeté. 

 

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Le texte ci-dessous est extrait des travaux du groupe "Diderot", Université Paris VII (j'ai souligné les points essentiels) 

 

Diderot philosophe

 

Diderot philosophe n’a laissé son nom comme signature incontestable à aucun grand système rationaliste… Il nous apparaît avant tout comme un touche-à-tout des sciences, de l’art et des techniques, le laborieux directeur d’un ouvrage monumental, l’Encyclopédie, qui lui coûta le plus clair de son temps et de son énergie.


C’est un libertin, jugé vulgaire par le dix-neuvième siècle, auteur d’une œuvre littéraire dont l’originalité est incontestée … Mais un philosophe ? Certainement, et même un de ceux dont la libido sciendi, ce désir de savoir qui n’ignore ni ne dissimule rien de sa nature passionnelle, a porté sur le plus grand nombre possible d’objets. C’est pourquoi son activité philosophique se présente sous tant de formes diverses.


Qui plus est, Diderot philosophe se prend lui-même comme objet d’étude, s’exposant ainsi littéralement aux regards de la postérité, et nous ouvre par là l’accès à un monde intime. La rencontre avec Diderot est donc dans un premier temps la découverte d’une grande philosophie matérialiste athée, intimement liée à la naissance et au progrès de ce qu’on appelle les sciences de la vie, préoccupé de comprendre ce que sont la nature animée et inanimée, l’homme, sa morale comme ses vices, sa société, ses productions techniques et artistiques. Mais c’est aussi la rencontre avec un individu qui voulut, en homme des Lumières débarrassé de la superstition et aidé des sciences, comprendre la vie dans tous ses états.

 

La majeure partie de son œuvre ne fut connue que tardivement : les feuilles manuscrites que Diderot a laissées n’ont été scientifiquement répertoriées qu’en 1951 par le savant H. Dieckmann, ou indirectement par des copies. . L’édition scientifique de l’intégralité des œuvres et manuscrits de Diderot est en cours, on ne peut se la procurer qu’en bibliothèque.

 

 I. Diderot et l’Encyclopédie

 

Envers et contre tout, et souvent même contre ses propres envies, Diderot est l’homme de l’Encyclopédie. Lorsqu’il signe en 1748 un contrat pour une traduction de la Cyclopaedia de l’Anglais Chambers, il ne sait pas qu’il s’engage dans une aventure qui va durer vingt ans, et offrira au public en 1772 dix-sept volumes de texte (les « discours ») et onze volumes de planches. Le Prospectus présente le projet et vise à convaincre d’éventuels souscripteurs de participer à son financement. Il est diffusé à 800 exemplaires en octobre 1750. Un premier arrêt frappe l’ouvrage collectif en 1752, puis en 1759 sa vente est interdite et il perd l’accord de la censure royale (son « privilège »), l’Eglise l’inscrit sur la liste des ouvrages interdits (« l’Index »). La publication reprend cependant, et les derniers volumes, des planches, paraissent en 1772. Un dernier procès pour plagiat dure jusqu’en 1778. Diderot a alors soixante-cinq ans, il s’est battu toute sa vie pour l’existence de l’Encyclopédie, alors que de son propre aveu il aurait préféré écrire des pièces de théâtre ... 

 

1. Le projet de l’Encyclopédie

L’Encyclopédie se veut la description des arts, des sciences et des métiers de son époque. Dans la langue du dix-huitième siècle, l’art désigne tout ce qui est le résultat de l’action humaine et non d’une production spontanée de la nature. Par conséquent, les « arts » sont toutes les activités humaines : celles qui font appel au travail manuel ou à celui des machines (les arts mécaniques, dont la science de la mécanique et tous les métiers) ; celles qui privilégient le travail de l’esprit (arts libéraux, comme l’astronomie, la musique, la logique) ; enfin celles qui privilégient l’imagination (les beaux-arts).

 

Par là, l’Encyclopédie entend d’abord être un bilan, détaillé et inédit. Ce bilan, personne ne l’a encore établi : les techniques des arts mécaniques comme celles des beaux-arts se transmettent dans le secret des ateliers, dans la relation du maître à son apprenti, et les innovations restent confidentielles. Les progrès des sciences ne sont encore que ceux des savants.


La diffusion à grande échelle d’une description de l’état des connaissances dans tous les domaines serait déjà une entreprise inédite et révolutionnaire. Inédite, car jusqu’ici on n’avait encore jamais mis à contribution, dans le même ouvrage et à dignité égale, les philosophes et les détenteurs d’un savoir proprement technique. Les dessinateurs des planches de l’Encyclopédie vont pénétrer dans les ateliers, sur les champs et les chantiers, et reproduire les outils et les procédés de fabrication de tout ce qui se produit. Révolutionnaire, car non seulement on sous-entend par là une subversion de la hiérarchie traditionnelle des connaissances, mais on procède de fait à la promotion des techniques au rang de savoir : les techniques ne sont plus seulement des savoir-faire transmissibles seulement par l’apprentissage. Par là, les Encyclopédistes tentent d’ouvrir en grand les portes de l’art : autrement dit, il n’est plus nécessaire désormais d’être introduit, parrainé, pour avoir accès au savoir, quel que soit son objet. L’Encyclopédie révolutionne les procédures habituelles de transmission des savoirs, dépossédant ainsi les « maîtres » de toutes sortes de leur pouvoir.

 

 Pour les philosophes du dix-huitième siècle, toute science peut être reconstruite à partir de ses « éléments » : ce sont les quelques propositions fondamentales que l’on combine entre elles, celles dont on tire les conséquences les plus éloignées, et que l’on applique à des objets multiples.

...

L’entreprise menée par Diderot est donc un inventaire dynamique et une organisation du savoir synonyme de progrès.C’est un point important : dans toute son œuvre philosophique, Diderot va travailler à partir de cette idée du progrès des individus et des sociétés, dans son lien à l’organisation du savoir et au développement des sciences.

 

2. Savoir et bonheur

On comprendra aisément avec ce qui précède que l’Encyclopédie est une œuvre profondément pédagogique, à visée éducative. C’est une première manière de tisser le lien entre elle et la société, un lien fondé sur la conviction que les hommes apprennent, donc qu’ils progressent, et que leur société peut alors être dite éclairée.


Enseigner aux hommes les éléments des sciences signifie contribuer à leur progrès, donc à celui des Lumières et du bonheur. Il faut remarquer que l’ouvrage procède à un recentrage du savoir autour de l’homme. Si tout peut à première vue être appelé un savoir, en réalité seul ce qui sert l’homme, et qui lui sert, a de l’intérêt.  Il faut donc classer les connaissances non pas en fonction de l’objet dont elles traitent, mais en fonction de la faculté humaine qui saisit cet objet. 

...

L’anthropocentrisme de l’Encyclopédie ne contredit pas la science physique nouvelle, celle de Newton, qui exile l’homme aux marges et non plus au centre de l’univers. L’Encyclopédie utilise cet anthropocentrisme uniquement comme un principe pour classer nos connaissances, et ne prétend pas que l’homme soit le centre de l’univers, ni même celui de la terre. Mais il faut classer nos connaissances pour pouvoir en produire toujours de nouvelles, et ainsi accéder à une civilisation plus heureuse.  On peut dire que toute la philosophie de Diderot demeure toujours dans cette conviction que le bonheur et le progrès du savoir sont intimement liés. C’est là aussi ce qu’on appellera l’optimisme des Lumières.

 

II. La nature et l’expérience

 

Dès 1749, Diderot publie un premier ouvrage philosophique, qui lui vaut trois mois d’emprisonnement à Vincennes : la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Diderot y examine les points de départ de sa philosophie.

 

1. L’empirisme

L’Encyclopédie se plaçait sous la tutelle de trois penseurs : Bacon, Locke, Newton. Tout en les prenant à son tour comme modèles, Diderot va discuter leur héritage.

 

Bacon d’abord, est celui qui a indiqué qu’il fallait classer les connaissances en fonction des facultés. Mais il est également l’auteur d’une théorie de l’expérience et de la mise à l’épreuve, systématique et ordonnée selon une méthode, des données de cette même expérience, pour construire la science.

 

Newton est celui qui a su recentrer les interrogations de la physique, du « pourquoi ? » (la Terre tourne-t-elle de telle manière, par exemple) vers le « comment ? ». En d’autres termes, Diderot comprend la démarche newtonienne comme une démarche elle aussi expérimentale : constater les faits et s’y tenir, sans « forger d’hypothèse », selon l’expression de Newton lui-même, sur ce que la physique des corps ne saurait résoudre.

 

Locke, enfin et surtout, élabore une théorie de la connaissance qui redonne un contenu à l’axiome antique selon lequel « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans le sens » : un empirisme. En d’autres termes, toutes nos idées naissent de l’expérience sensible, de l’exercice des sens ; ou plus précisément toutes celles qui ont un contenu réel. Qu’en est-il des autres (par exemple celle de Dieu, dont je n’ai jamais fait l’expérience sensible), à quoi correspondent-elles ? Il faut alors une théorie des idées fausses, sans contenu, qui sont de purs êtres de langage auxquels rien ne correspond dans la réalité. Locke est celui qui a compris que toute question doit être rapportée à celle de l’origine des idées. Les trois figures tutélaires se rejoignent donc sous un commun mot d’ordre : l’expérience.

 

C’est cette notion qui est fondamentale pour toute la théorie de la connaissance du dix-huitième siècle : nous ne connaissons que ce dont nous faisons l’expérience, toutes nos idées sont des transformations, des combinaisons, des abstractions, à partir de sensations physiques. Mais il ne suffit pas de dire « expérience » pour s’entendre ni pour dire la même chose. Diderot va dans un premier temps affronter les difficultés qu’offre une telle théorie de la connaissance ; puis en donner son interprétation propre, dans le sens du matérialisme. Le personnage du mathématicien aveugle Saunderson est celui qui remet en question le bel ensemble de ceux qui s’écrient sans savoir ce qu’ils disent : « l’expérience ! ».

 

Si toutes nos idées vraies naissent des sens, il faut que même les plus « intellectuelles », comme le dit Diderot, soient comptables d’une genèse sensible. D’où nous viennent nos idées de bien, de beau, nos idées mathématiques, comment s’élève-t-on à leur niveau d’abstraction ? Mais auparavant, une question se pose : si telle idée naît de l’usage de tel sens, par exemple si l’idée de beauté est tirée de la vue du spectacle de la nature, alors faut-il penser que quand le sens est grossier, voire inapte, il n’y a pas d’accès possible à l’idée ?


Par exemple, les aveugles peuvent-ils avoir l’idée du beau, alors qu’ils n’ont pas accès au spectacle de la nature ? Ou encore, sont-ils sensibles à la pitié, alors qu’ils ne voient pas non plus le spectacle de la douleur d’autrui ?


Ce sont ces questions que Diderot pose, et auxquelles il tente de répondre dans la Lettre sur les aveugles. Le personnage de l’aveugle permet en outre à Diderot de donner un fondement expérimental aux deux idées qui caractérisent sa doctrine philosophique : l’anti-finalisme, qui est une expression du matérialisme, et l’athéisme.

 

2. Une nature matérielle, sans Dieu et sans but

Diderot combat, on le sait assez, la conception chrétienne de la nature et de la nature humaine. Le problème des thèses chrétiennes sur l’homme et la nature est qu’elles ne permettent de comprendre ni l’homme, ni la nature.


Diderot reconnaît qu’il serait plus consolant de voir dans la nature un beau spectacle, créé pour notre plaisir, et dans l’homme un être libre et volontaire … Mais sa raison lui démontre, par mille et une difficultés que la philosophie chrétienne ne résout pas, qu’il s’agit là d’une vision illusoire, imaginaire, destinée à nous plaire et nous consoler. Elle conduit nécessairement à des contradictions entre la vie et la théorie, contradictions qui nous déchirent et nous rendent malheureux. Par exemple, la philosophie chrétienne exige de moi que je respecte et tente de pratiquer l’abstinence sexuelle. Selon elle, je le peux, puisque je suis un être libre qui décide de ce qu’il veut et dirige librement sa vie. Or, Diderot constate que cette prescription morale nous rend malheureux : ceux qui parviennent à être chastes se brident eux-mêmes, et sont malheureux tout en rendant d’autres malheureux, et ceux qui n’y parviennent pas aussi, parce qu’ils s’en prennent à eux-mêmes, à leur soi-disant manque de volonté.


Cette philosophie de l’homme libre et volontaire est donc certainement une mauvaise compréhension de l’homme, une erreur intellectuelle, qui a des conséquences réelles. Il est plus conforme à ce qu’est vraiment l’homme de dire qu’il est un être sensible qui cherche le bonheur, qu’il est naturellement porté vers l’autre sexe, en raison de son instinct de conservation et de plaisir. Il n’y a là ni pure liberté ni pure volonté : ceux que leur corps pousse à se multiplier auront tendance à obéir à leur nature, de la même manière que ceux dont le corps désire naturellement moins. Il ne faut donc ni se glorifier ni se dévaloriser à propos d’actions qui ne dépendent pas entièrement d’une illusoire liberté.

 

Il faut confronter cette nouvelle théorie du corps sans âme à son adversaire. Pour les théologiens, l’homme est un composé de deux substances : un corps, qui est une substance matérielle, et une âme, qui est une substance spirituelle. Le premier serait passif, inerte, étendu, déterminé par des causes ; la seconde serait active, en mouvement, n’occuperait aucun lieu matériellement déterminé et serait libre. Si je veux me mettre à marcher par exemple, ma volonté, faculté active qui caractérise l’âme, en donne librement l’ordre à un corps qui lui obéit passivement dans tous ses membres.


Ce que dit Diderot, suivant en cela toute la tradition matérialiste, c’est que l’union de l’âme et du corps est proprement incompréhensible et nous promène de difficulté en difficulté. Pour Diderot, il est clair que l’idée de l’âme est une idée vide de correspondant réel ; elle n’existe pas ailleurs que dans notre imagination. C’est donc le corps qui commande le corps. La théorie matérialiste doit donc s’attacher à montrer comment le corps, c’est-à-dire la matière, prise ici dans une de ses organisations particulières, suffit pour expliquer toutes ses propres actions, sentiments et productions. Il faut une théorie matérialiste de l’action, des passions, de la connaissance, de l’art, de la morale et de la politique. Il faut même une science matérialiste : le matérialisme dit que la matière suffit à expliquer la vie sous toutes ses formes, qu’elles soient minérales, animales ou végétales.

 

L’affirmation matérialiste (tout est, en dernière analyse, matière, et cette substance seule suffit à tout expliquer, du minéral à l’œuvre d’art) contredit aussi radicalement la vision chrétienne de la nature. Pour les théologiens, la nature est finalisée, c’est-à-dire qu’elle est construite selon un plan dirigé par une volonté, une fin : la coexistence ordonnée des créatures. La thèse finaliste affirme que si nous avons un cerveau, c’est parce que Dieu a voulu que nous soyons des créatures pensantes. Le matérialisme renverse l’affirmation : nous sommes des créatures pensantes parce que, dans l’histoire sans volonté ni dessein de la nature, c’est-à-dire dans toutes les formes que la matière a prises dans l’histoire de ses productions au hasard, il s’est trouvé une formation animale dotée d’un cerveau tel, qu’il a permis la naissance de la pensée. Les formations viables (les espèces subsistantes) se reproduisent entre elles, et ainsi se perpétuent. Les formations monstrueuses sont stériles et disparaissent, comme celles qui ne sont pas adaptées à leur environnement.


La nature et la nature humaine existent sans Dieu, elles n’ont pas besoin de lui ni comme créateur ni comme conservateur ; et elles sont sans but autre que de persévérer dans leur être, se conserver.

 

Nous voilà désormais en possession des principes fondateurs de la philosophie de Diderot. Munis d’une théorie de la connaissance empiriste, de la conviction matérialiste, et débarrassés des hypothèses confuses de Dieu et de l’âme volontaire libre, parvient-on à rendre compte de tout ce qui est ? Si ce n’était pas le cas, il faudrait revenir à l’ancienne philosophie chrétienne. Diderot ne s’affirme athée, matérialiste et empiriste que si cela lui permet de mieux comprendre (c’est-à-dire avec moins de peine) plus de choses. C’est pourquoi il n’est jamais dogmatique, pourquoi encore il n’écrit pas de ces grands traités que les philosophes affectionnent : un traité sur la matière, un sur la nature animée et inanimée, un sur les passions, etc. On ne sait pas encore ce qu’est la matière, écrit Diderot à la fin de la Lettre sur les aveugles, mais on sait que jusqu’ici elle explique mieux les phénomènes que la volonté divine.


Toute l’œuvre philosophique de Diderot est un essai, au sens où il teste continûment ce qu’il nomme ses « conjectures ». Elle est incontestablement philosophique dans sa volonté de comprendre, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Diderot, « d’interpréter ».

 

 3. L’interprétation de la nature

Selon Diderot, la méthode à suivre pour produire la connaissance de ce qui nous entoure porte le nom d’interprétation de la nature. Les Pensées sur l’interprétation de la nature en donnent le mode d’emploi.


Observation, conjecture et expérimentation sont les trois étapes de la connaissance. La conjecture est plus spécialement la tâche du philosophe : elle est la supposition, l’hypothèse, formulée comme d’instinct (mais elle résulte en réalité d’une longue série d’expériences manquées ou réussies), à l’aide de laquelle on va tenter de comprendre. Les expérimentations qui doivent la suivre ont pour but de mettre à l’épreuve la validité de l’hypothèse. Or ces conjectures peuvent être de tous ordres : scientifique, moral, etc.


La grande hypothèse de Diderot, c’est celle de la matière sensible. De la pierre à l’homme pensant, tout est constitué par des molécules de matière qui peuvent sentir : il suffit qu’elles se trouvent dans des organisations telles que leur sensibilité peut s’exprimer. Dans la pierre, la sensibilité est empêchée. Mais si on brise une statue, qu’on l’incorpore à de la terre, qui nourrit une plante, si cette plante est mangée par un animal et cet animal par nous ; alors dans le processus de la digestion nous allons nous régénérer grâce à ses molécules, en faire notre propre chair. Or, sous forme de pierre ou de chair humaine, ce sont toujours les mêmes molécules. On ne les a pas rendues sensibles, elles l’étaient déjà, mais empêchées.


Le rêve de d’Alembert décrit sur le mode onirique toutes les possibilités qu’offre une telle hypothèse : on pourrait comprendre la production des monstres, l’apparition et la disparition des espèces, la formation de la conscience de l’être pensant, etc.

 

C’est cette hypothèse philosophique qui permet à Diderot, qui pourtant ne croit pas à l’éternité de l’âme, d’espérer presser ses molécules éparses sur celles de sa bien-aimée Sophie (Volland), par-delà la mort : « Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. (...) O ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! » (Lettre à Sophie Volland, 171-172).

 

On est loin ici de l’Encyclopédie, en apparence. Mais il s’agit toujours du même projet : comprendre, et savoir, faire progresser les sciences et la philosophie, pour être plus heureux. La méthode à suivre est désormais éclaircie. La philosophie matérialiste de Diderot en effet, dans sa tentative perpétuelle de comprendre la « nature », en d’autres termes de comprendre ce qui est, offre une interprétation possible de ces phénomènes humains que sont la société et la morale. Aidés de cette compréhension peut-être plus proche de la vérité, nous pourrons déterminer ce qu’elles doivent être, et cesser de souffrir d’une morale qui n’est pas adaptée à la vérité de notre vie, ainsi que d’un régime politique qui est fondé sur une fausse idée de l’autorité légitime.

 

III. Politique et morale du corps humain

 

Si nous n’avons pas d’âme, c’est donc le corps qui pense, c’est le corps qui produit la philosophie. Mais surtout, si c’est la nature humaine que nous voulons connaître, pour lui offrir une morale et une politique qui lui conviennent, il faut se pencher sur ce que l’expérience quotidienne nous offre comme réalité sensible de cette nature humaine : un corps humain, corps qui se meut, qui souffre, qui jouit, qui pense, qui fabrique, et qui en a conscience. Cette réalité incontestable constitue les faits auxquels il faut se tenir. Or que nous apprend ce corps ?

 

Avant tout, il montre qu’en tant que chose physique il est soumis à des effets (effets des autres choses comme obstacles, de la température, de la nourriture, etc.), et qu’il peut être cause. Nous sommes donc partie prenante de la grande chaîne des causes et des effets, et ne sommes pas une « cause première », c’est-à-dire une cause qui n’est elle-même causée par rien. Nos volontés ne sont que les effets de déterminations si complexes que nous les prenons pour des volontés libres.


Nos choix sont déterminés par notre constitution physique, notre éducation, notre histoire personnelle. Ensuite, l’expérience quotidienne atteste du lien plus qu’étroit entre la pensée et le corps : lorsque nous sommes malades, notre pensée est brouillée en même temps que notre estomac, écrit Diderot : « bonne ou mauvaise santé fait notre philosophie » (Lettre à Vialet, tome V, p. 642). De là à supposer que la pensée est une des fonctions du corps parmi d’autres, et qu’elle peut être saine ou malade, il n’y a qu’un pas.


Un pas de plus encore, et on peut envisager que, de même qu’il y a des corps naturellement plus résistants que d’autres à la maladie ou la fatigue, ou des organes qui fonctionnent plus ou moins bien, il y a peut-être une capacité naturelle à l’exercice intellectuel différente dans chaque individu. Certains cerveaux sont plus rapides que d’autres, comme certaines jambes ... 


On voit donc que le corps peut être considéré à la fois comme le sujet et l’objet de la philosophie de la nature humaine. Il est philosophe et philosophique. Mais on peut peut-être aller plus loin encore, et trouver dans la physiologie humaine les normes de la morale et de la politique. Si nous sommes des corps en effet, même des corps très complexes et raffinés, capables de produire des œuvres d’art ou des machines, capables même de se conduire selon une morale, alors c’est dans ce corps que nous sommes qu’il faut trouver l’ultime norme de la morale. Il nous faut retrouver ce que Diderot appelle le « code naturel », les exigences de notre nature qu’on ne saurait contredire sans se rendre malheureux. Sera dit bon tout ce qui sert ce code naturel, ou du moins ne le contredit pas. Le code naturel tient en une phrase : nous voulons être et rester heureux.

 

L’éducation des hommes doit donc être une éducation sensible en vue du bien, puisque l’expérience nous enseigne qu’il vaut toujours mieux se conduire dans le sens de la justice et du bien général (pour Diderot, c’est une vérité d’expérience qui est aussi rationnellement démontrable).


Il faut, dans les termes de Diderot, « se hâter de rendre la philosophie populaire » : « Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. » (Pensées sur l’interprétation de la nature, § 40).

 

IV. Les Lumières de la philosophie populaire

 

Rendre la philosophie populaire, cela signifie pour Diderot faire en sorte que chacun devienne lui-même philosophe. Par conséquent, le personnage social du philosophe, tel Diderot lui-même, disparaîtra. Si tout le monde a accès à la connaissance de ce qui est bien : vivre en société selon la justice ; de ce qui est vrai : nous sommes des êtres matériels déterminés, et nous pouvons jouer de ces déterminations que sont la physiologie individuelle, l’éducation, le régime politique, etc., pour faire advenir une société plus heureuse ; alors le philosophe ne sert plus à rien. Et tant mieux, nous dit Diderot, si c’est la conséquence d’une société vraiment éclairée.

 

Pour rendre la philosophie populaire, le philosophe doit se faire le conseiller des princes, en sachant bien qu’un despote même éclairé est surtout un despote, et aider à la construction de systèmes d’éducation nationale. C’est ce que fit Diderot auprès de l’Impératrice Catherine II de Russie. Il doit se faire encyclopédiste pour répandre le savoir et offrir à tous l’accès aux moyens techniques et philosophiques d’augmenter son bien-être - comme Diderot, là encore. Il doit aussi se faire auteur d’opéras ou de pièces de théâtre, car le théâtre est le meilleur lieu d’éducation des foules. Par le spectacle du vice humilié et de la vertu récompensée, on touche chacun dans sa sensibilité physique au bien. C’est le projet de Diderot lorsqu’il écrit des drames.

 

Pour Diderot, « le peuple se sert mieux de ses yeux que de son entendement. Les images prêchent, prêchent, prêchent sans cesse, et ne blessent point l’amour-propre. Ce n’est pas sans dessein ni sans fruit que les temples sont décorés de peintures qui nous montrent ici la bonté ; là le courroux des dieux. » (Essai sur les règnes de Claude et de Néron). En d’autres termes, les peintres, les écrivains, les comédiens qui nous font aimer la vertu par le spectacle qu’ils en donnent sont au moins aussi indispensables que les philosophes ... Mais les philosophes doivent tout de même, en attendant le temps où ils disparaîtront, agir pour le progrès de la manière qu’on a dite : « Le philosophe est un homme estimable partout, mais plus au sénat que dans l’école, plus dans un tribunal que dans une bibliothèque » (Idem, p. 1207).

 

Le philosophe ouvre ses yeux et les nôtres sur une nature qu’il découvre matérielle, et sans but. Pourtant le monde n’est pas condamné à l’absurdité : au cœur de cette nature et obéissant à ses lois, il y a l’homme : « Si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette. L’univers se tait ; (...) tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante. » (article ENCYCLOPEDIE). C’est par l’homme qu’il y a du sens dans la vie, qui n’est en elle-même que le résultat des productions hasardeuses de la nature. C’est pour lui et pour son bonheur qu’il faut travailler à construire un monde plus vrai, fondé sur une vraie connaissance de lui-même. A la fois rien et tout, simple effet sans liberté et sans éternité, mais qui en est conscient et peut agir sur certaines des causes qui le déterminent. Ce second temps, celui du travail, de la réforme de l’ordre social, est aussi celui de la philosophie, qui est interprétation de la nature. Mais le philosophe est appelé à disparaître, quand la philosophie sera, enfin, populaire. Il ne peut s’agir que d’un temps républicain, c’est-à-dire libre, et éclairé, c’est -à-dire aussi instruit.

 

C’est cette sagesse que le philosophe, athée et matérialiste, nous propose : « Il n’y a qu’une vertu, la justice ; qu’un devoir, de se rendre heureux ; qu’un corollaire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort » (Eléments de physiologie). Tout en sachant que nous ne sommes « qu’ombres parmi les ombres », que nous devons notre existence au hasard, que nous ne sommes pas plus libres que les autres êtres naturels, Diderot nous invite à travailler à notre bonheur, parce qu’il n’y a qu’une vie et qu’elle vaut la peine d’être vécue sous le signe du bonheur et du plaisir.


Sa philosophie est une recherche de la sagesse qui exhorte à jouir ; un désir de vérité qui reconnaît son désir d’être trompé et consolé par les fictions religieuses de l’âme et de la liberté ; une revendication de l’homme comme valeur ultime, alors même qu’on s’attache à le descendre au même niveau que les autres vivants naturels.


Diderot sentait assez combien une telle philosophie était paradoxale. Paradoxale, mais peut-être vraie … Dernier avertissement du corps-philosophe qui ne croyait pas en Dieu : « Il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie afin de lui procurer ses entrées. J’aime mieux qu’on dise : Mais cela n’est pas si insensé qu’on croirait bien, que de dire : Ecoutez-moi, voici des choses très sages. » (Lettre à Sophie Volland du 31 août 1769)

 

Sophie Audidière, Recherche sur Diderot et l'Encyclopédie (265)