«Souvenez-vous toujours de la règle : ne rien imaginer, ne rien supposer, mais découvrir ou trouver ce que la nature fait ou éprouve. Puis le rôle de la raison commence ; c’est proprement le rôle de l’induction.»

Chancelier Francis Bacon

 

 

Planche de l'Encyclopédie
Planche de l'Encyclopédie

 

 

En toute logique, les trois chapitres que je vais maintenant consacrer à Denis Diderot et la chimie auront leur place après l'épisode XI (Chimie au siècle des Lumières -1) de mon année de la chimie - qui comme le cours de Guillaume-François Rouelle va se déployer sur... 4 ans !

 

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De la flamme vacillante des premiers philosophes grecs, à la flamboyance de ce XVIIIème siècle, qui nous donna Newton (même si la publication des Principia date de 1687) et Lavoisier (le "Traité élémentaire de chimie" est publié en 1789), mais aussi Voltaire (les "Éléments de la philosophie de Newton" paraissent entre 1738 et 1741) et Diderot (publication des "Pensées sur l'interprétation de la nature" en 1753 et du "Le Rêve de d'Alembert " en 1769), la science balbutie puis se déploie, la physique trouve son fondement dans les lois de l'attraction universelle, la chimie quitte les rivages incertains de l'alchimie pour emprunter le chemin fructueux des affinités et aboutir à la notion moderne d'élément chimique (mais aussi  à l'explication fondamentale du phénomène de combustion), la philosophie des sciences prend son envol.

 

De Newton à Lavoisier, la Lumière, qui est le fil conducteur de ce site, éclaire sinon le monde, mais au moins le microcosme des Académies, des Salons et des Cours d'Europe où l'on s'arrache les "Philosophes".

 

D'un point de vue épistémologique, l'empirisme succède au rationalisme du siècle précédent ; nous avons vu que Newton et la science anglaise de la Royal Society s'opposent à René Descartes, au grand dam de notre Académie des Sciences, mais avec les encouragements de Maupertuis et... Voltaire !

 

La physique expérimentale du géant de Grantham, soutenu par Locke, postule (et démontre de quelle façon !) que l'on peut extraire des lois par un raisonnement inductif (ou synthétique) qui va du concret vers l'abstrait. Opposition frontale avec le cartésianisme qui à l'instar de Galilée postulait que " Le grand livre de l'Univers est écrit dans le langage des mathématiques ".

 

Diderot, est d'emblée tenté par un nominalisme pur et dur (les nominalistes s'attachent à démontrer que les déterminations observées dans la nature ne se suffisent pas et affirment que l'expérience est la réalité vraie) : pour lui le concept n'est qu’un diaphragme qui nous empêche de saisir le réel

 

Les Pensées sur l’Interprétation de la nature (1753) développent une « philosophie expérimentale » qui se fonde sur une double polémique avec l’impérialisme du modèle mathématique en sciences et avec la philosophie rationnelle: ces deux disciplines manquent le réel en sa singularité, elles sous-estiment la richesse des faits. « La région des mathématiciens est un monde intellectuel, où ce que l’on prend pour des vérités rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l’apporte sur notre terre ..." 

François Pépin

 

Aux faits donc, aux faits !

 

« Les faits de quelque nature qu’ils soient sont la véritable richesse du philosophe. La philosophie rationnelle s’occupe malheureu­sement beaucoup plus à rapprocher et à lier les faits qu’elle possède, qu’à en recueillir de nouveaux ».

 

 Il convient de développer contre cette « philosophie rationnelle » une « philosophie expérimentale » fondée sur la collecte incessante des observations de faits et d’une réflexion armée de l’expérience 

 

« La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail ; mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et s’arrête tout court. Elle dit hardiment: on ne peut décomposer la lumière : La philosophie expérimentale l’écoute, et se tait devant elle pendant des siècles entiers ; puis tout à coup elle montre le prisme, et dit: la lumière se décompose ».

 

Diderot se place donc résolument en héritier du chancelier Francis Bacon (inspirant à Diderot le titre de l'ouvrage sur les Pensées sur l'Interprétation de la nature) qui préconise dans son Novum Organum une approche scientifique fondée sur le raisonnement expérimental.

 

J'ai déjà évoqué Bacon ICI

  

Le chancelier propose de tirer de l’expérience une « induction », non pas simplement « totalisante », mais « amplifiante » qui passe des faits connus à ceux qu’on peut raisonnablement leur assimiler.

 

«Souvenez-vous toujours de la règle : ne rien imaginer, ne rien supposer, mais découvrir ou trouver ce que la nature fait ou éprouve. Puis le rôle de la raison commence ; c’est proprement le rôle de l’induction.»

 

Il est d'ailleurs très instructif de lire l'article baconisme ou philosophie de Bacon de l'Encyclopédie, où l'on peut notamment trouver ceci :

 

" Le chancelier Bacon est un de ceux qui ont le plus contribué à l’avancement des Sciences. Il connut très-bien l’imperfection de la Philosophie scholastique, & il enseigna les seuls moyens qu’il y eût pour y remédier. « Il ne connoissoit pas encore la nature, dit un grand homme, mais il savoit & indiquoit tous les chemins qui menent à elle. Il avoit méprisé de bonne heure tout ce que les universités appelloient la Philosophie, & il faisoit tout ce qui dépendoit de lui, afin que les compagnies instituées pour la perfection de la raison humaine, ne continuassent pas de la gâter par leurs quiddités, leurs horreurs du vuide, leurs formes substancielles, & tous ces mots impertinens, que non-seulement l’ignorance rendoit respectables, mais qu’un mélange ridicule avec la religion avoit rendu sacrés ».

 

Malheureusement cet empirisme à tout crin conduisit Bacon à négliger les mathématiques, à dénigrer Descartes et à rejeter Copernic. Une hostilité que reprend en partie Diderot qui n'hésite pas à affirmer :

 

" J'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s'arrêtera tout court où l'auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et les d'Alembert. Ils auront posé les colonnes d'Hercule...".

 

Tout naturellement Diderot est donc conduit à s'intéresser à la chimie, qui commence à acquérir un statut de science expérimentale. Il connait bien, par Rouelle, l'histoire des "anciens chimistes" (alchimistes) qui lui permet de découvrir " la construction de la chimie " sans être tenté, contrairement à Newton, par un quelconque occultisme, mais aussi la "nouvelle vague" de Geoffroy à Boerhaave en passant par Stahl.

 

Voir " Chimie au siècle des Lumières - 2 -

 

D'un autre côté, de nombreux auteurs se sont interrogés sur ce goût de Diderot - homme des Lumières - pour une science "obscure" présentée parfois obscurément, comme chez Stahl.

 

Le grand Fontenelle, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pendant près de 40 ans, établit clairement en 1733 une différence de nature (de valeur) entre la physique -la clarté- et la chimie -l'obscurité-

 

" La chimie par des opérations visibles, résout les corps en certains principes grossiers et palpables, sels, soufres, etc. Mais la physique, par des spéculations délicates, agit sur les principes comme la Chimie fait sur les corps ; elle les résout eux-mêmes en d'autres principes encore plus simples, en petits corps mus et figurés d'une infinité de façon : voila la différence de la Physique et de la Chimie... L'esprit de Chimie est plus confus, plus enveloppé ; il ressemble plus aux mixtes où les principes sont plus embarrassés les uns avec les autres ; l'esprit de Physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu'aux premières origines ; et l'autre ne va pas jusqu'au bout.".

 

Il est vrai que Fontenelle était cartésien, mais avec mesure : " Il faut admirer toujours Descartes, et le suivre quelquefois." ! Sa très longue vie lui fit assurer, en quelque sorte, une transition entre le Grand siècle et le siècle des Lumières.

 

Toujours est-il que Diderot suit les nouveaux chimistes du 18ème siècle - dont j'ai déjà parlé - comme Boerhaave aux Pays-Bas, Stahl en Allemagne ou Geoffroy en France, qui préférèrent la méthode et la théorie de Newton.

 

Cependant Newton n'est pas toujours en odeur de sainteté auprès de certains chimistes ou académiciens français, car il est persuadé que la nature est traversée de forces, un concept qui dans sa pensée, est incontestablement d'origine alchimiste.

 

Evidemment ceci le rend éminemment suspect aux yeux des chimistes qui rejetaient avec force... l'occultisme et la théosophie.

 

Dans les prochains épisodes, nous situerons le philosophe matérialiste au sein de ce passionnant bouillonnement, nous regarderons comment et pourquoi la chimie est au cœur de ses réflexions, nous verrons l'usage qu'il fait de ses connaissances dans le domaine pour développer sa vision de la philosophie expérimentale dans Le Rêve de D'Alembert.