Couverture de la revue Science, janvier 2018
Couverture de la revue Science, janvier 2018

En janvier 1818, une femme à peine sortie de l'adolescence publie un conte terrifiant : l'histoire d'un médecin qui élabore une créature à partir d'éléments humains récupérés. Il engendre ainsi un monstre qu'il doit affronter et détruire.

 

"Le 1er août 1790, un étudiant nommé Victor Frankenstein soumet une proposition radicale à un jury d'éthique de l'Université d'Ingolstadt en Bavière. Sous le titre «Mécanismes électrochimiques de l'animation», il explique comment il se propose «inverser le processus de la mort» en recueillant «une grande variété de spécimens anatomiques humains» et en les assemblant pour essayer de «restaurer la vie là où elle a été perdue."

 

Avec  "Frankenstein ou le Prométhée moderne", Mary Shelley invente -ou donne un élan nouveau- au roman de science-fiction en ne s'appuyant pas seulement sur des éléments surnaturels, mais aussi sur des spéculations scientifiques.

 

Voila pourquoi la prestigieuse revue Science estime que, deux siècles plus tard, le Frankenstein de Mary Shelley est encore une lecture essentielle pour quiconque travaille dans le domaine des sciences.

 

Elle souligne que "Le créateur malheureux qu'elle dépeint a influencé la perception publique de l'entreprise scientifique comme aucun autre personnage, hantant à jamais la frontière entre ce que la science peut faire et ce qu'elle devrait faire ".

 

Certes, le roman de Marie Shelley va bien au-delà de cette seule problématique, néanmoins  Frankenstein est souvent invoqué dans les débats sur les technologies émergentes, que j'évoque souvent sur ce site, comme les nanotechnologies, la biologie synthétique,  l'intelligence artificielle ou l'ensemble des biotechnologies.

Pour certains, l'histoire de la romancière sonne comme une mise en garde face à " l'hybris scientifique".

 

J. Craig Venter, un pionnier de la génomique basé à San Diego (Californie) dont je parle sur ce site, est ainsi souvent qualifié de Frankenstein pour ses essais visant à créer des bactéries artificielles avec les plus petits génomes possibles.

Notons que c'est un fan du conte de Shelley ; Il en possède une première édition...

 

Vers Frankenstein ?

Si Marie Shelley avait écrit son livre aujourd'hui, quelles technologies pourraient donner naissance à sa créature emblématique ?

 

Au-delà de Frankenstein...

... l'homme s'est doté des moyens d'assurer son autodestruction

 Pour ce faire l'homme a aujourd'hui l'embarras du choix.

 

L'arme atomique n'est que le premier, le plus grossier, le plus rudimentaire de ces moyens... mais il offre toutes les garanties !

 

Plus insidieux, mais tout aussi sûr, le dérèglement climatique, qu'il induit jour après jour, est aussi plein de promesses délétères, surtout depuis qu'un sinistre abruti a pris les commandes de la nation la plus développée.

 

Cependant la science moderne, avec notamment l'intelligence artificielle, peut aussi faire émerger des Frankenstein modernes, créatures de l'homme du XXIème siècle pouvant se retourner, comme le héros de Marie Shelley, contre son créateur. 

 

C'est le thème du best-seller " Superintelligence: Chemins, Dangers, Stratégies " du philosophe suédois Nick Bostrom de l'université d'Oxford (2014).

L'auteur observe que très vite (20 à 30 ans), les machines capables d'assurer leur propre perfectionnement seront dotées de capacités très supérieures à celles de l'esprit humain. Ce que je relate ICI à propos de l'IA et du machine learning corrobore cette hypothèse.

 

LIRE : TAMING THE MONSTERS OF TOMORROW

 

Pieter Bruegel l'Ancien - Le Triomphe de la Mort
Pieter Bruegel l'Ancien - Le Triomphe de la Mort
Ebola en laboratoire P4
Ebola en laboratoire P4

Pour autant la fable de la créature monstrueuse échappant à son géniteur a fort peu de chances de devenir réalité.

 

Les scientifiques produisent en effet déjà des entités capables de provoquer des dommages incalculables sur le vivant.

 

Des risques de cette nature existent, par exemple, dans les laboratoires de génie génétique, où de nouvelles espèces bactériennes sont mises au point.  Certaines formes modifiées de virus ou de bactéries pourraient échapper au confinement et se répandre dans la nature. 

 

 La diffusion d'organismes semi-synthétiques, que l'on commence à préparer, serait également catastrophique.

 

Cependant, à chaque fois les scientifiques ont conçu des parades, des sécurités, pour bloquer toute dissémination...

 

On peut donc penser que les concepteurs humains de ces futurs robots imposeront, à la construction ou à l'usage, des contraintes telles qu'ils ne pourraient pas échapper à leur contrôle.

 

Cela dit, la bêtise et la malfaisance de l'humain sont telles, que rien ne peut être exclu !

 Nous savons bien aujourd'hui que vivre est dangereux...

 

"Humanity's strategy is to learn from mistakes. When the end of the world is at stake, that is a terrible strategy."

Max Tegmark, Massachusetts Institute of Technology

La stratégie de l'humanité est d'apprendre des erreurs. Quand la fin du monde est en jeu, c'est une stratégie terrible

 

 

... mais dans le même temps, il se rapproche de l'immortalité !

LA FONTAINE DE JOUVENCE , Lucas Cranach l'Ancien  (1546)
LA FONTAINE DE JOUVENCE , Lucas Cranach l'Ancien (1546)

 

Je crois à l'immortalité et pourtant je crains bien de mourir avant de la connaître.

Raymond Devos 

 

 

                    Mort à la mort ?

 

J'ai déjà évoqué les notions d'humain augmenté, de transhumanisme. Est-il totalement fou d'aborder scientifiquement le thème de l'immortalité ?

 

Certains ont franchi le pas. Google - qui ne refuse aucun pari- est de ceux là.

 

Le projet de Calico, société de biotechnologie qu'il a créé en 2013, est de s'attaquer au vieillissement et donc... à la mort !

 Cette filiale d'Alphabet ( Google), est un laboratoire de recherche dont la mission est de traiter les maladies associées au vieillissement pour  "Tuer la mort " 

 

Ces chercheurs s'intéressent notamment aux rats-taupes nus, les  Mathusalem des rongeurs (vidéo ci-dessous).

 

Les superpouvoirs des rats-taupes nus

 

 

Mais l'immortalité est-ce bien raisonnable ! Faut-il vraiment souhaiter la victoire du Principe de plaisir, cher à Freud, sur la Pulsion de mort,, qui bannirait l'angoisse existentielle ?

La majorité des humains pense avec le génial Woody Allen que :

 

« L’éternité, c’est long… Surtout vers la fin ! »

 

... L'ombre de Frankenstein (suite)

Rappel : le génome

Le génome est l'ensemble du matériel génétique d'un organisme. Il contient à la fois les séquences codantes, c'est-à-dire celles qui codent pour des protéines, et les séquences non codantes. Chez la majorité des organismes, le génome correspond à l'ADN présent dans les cellules.

L'ADN est constitué de quatre bases azotées, également appelées nucléotides : l'adénine, la cytosine, la guanine et la thymine (A, C, G, T). La manière dont ces bases sont organisées constitue le code génétique. 

Le séquençage de l’ADN permet de connaître l'enchaînement des nucléotides et de cartographier le génome. Le Projet génome humain, lancé en 1990, a permis le séquençage de l'ADN humain, composé d'environ 3,4 milliards de nucléotides. On dénombre à ce jour près de 25.000 gènes chez l'Homme.

 

“Nature is an endless combination and repetition of very few laws ...

“She hums the old well-known air through innumerable variations.”

 

« La nature est une combinaison et une répétition sans fin de très peu de lois...

« Elle fredonne un vieil air bien connu à travers d’innombrables variations. »

 

Ralph Waldo Emerson

 

L'homme et sa créature
L'homme et sa créature

Cette énorme machinerie connait parfois des défaillances qui conduisent à toute sorte de pathologies.

Il était donc tentant pour les scientifiques, à partir du moment où il disposait d'un outil informatique capable de traiter et d'analyser des quantités astronomiques de données, de se muer en mécanicien du vivant.

Quitte à tenter de surpasser la nature, en créant une vie synthétique.

C'est ici qu'apparaît l'ombre de Frankenstein !

 

Le Projet Génome Humain (HGP)...

... mieux connaître la diversité génétique

Le projet "1000 Génomes"

Le proje1000 génomes a démarré en 2008.

 

Le but premier de ce travail était de créer un catalogue détaillé de la diversité génétique humaine pour établir in fine un lien entre variation génétique et pathologies.

Il implique un grand nombre d'équipes multidisciplinaires à travers le monde.

 

Ce sont les génomes de plus de 2500 individus de différents groupes ethniques : de 26 populations distinctes, d'immigrants chinois de Denver, à la tribu Luhya au Kenya, en passant par les Penjabis de Lahore au Pakistan, qui ont été à ce jour séquencés.

 

Un large spectre de  variations génétiques a été mis en évidence. Au total plus de 88 millions de variantes ont été identifiées sur les 2504 échantillons (dont 84,7 millions de polymorphismes nucléotidiques simples (SNP).

La corrélation entre ces variantes et les phénotypes moléculaires et pathologiques reste maintenant à analyser.

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Figure : a, Polymorphic variants within sampled populations. The area of each pie is proportional to the number of polymorphisms within a population. Pies are divided into four slices, representing variants private to a population (darker colour unique to population), private to a continental area (lighter colour shared across continental group), shared across continental areas (light grey), and shared across all continents (dark grey). Dashed lines indicate populations sampled outside of their ancestral continental region. b, The number of variant sites per genome. c, The average number of singletons per genome.

HGP : modèle scientifique pour le 21ème siècle

Un laboratoire de séquençage d'ADN en 1994... puis en 2006 !

 

En conclusion d'un article paru dans Nature en 2015Green, Watson et Collins, tiraient une leçon méthodologique des travaux sur le génome et notamment du HGP.

Ils montraient que le succès d'entreprises de cette dimension ne peut être assuré que par des partenariats multiples engageant des équipes et sous-équipes multidisciplinaires. Plus de 2000 chercheurs de divers horizons géographiques et scientifiques sont impliqués dans le HGP.

 

Dans ces conditions, des bases de données communes, accessibles à tous, doivent être mises en place. Ainsi, en 2014, une stratégie de partage Genomic Data Sharing (GDS), a vu le jour.

 

Un travail de cette ampleur conduit naturellement à des innovations technologiques de première importance.

L'étude du génome a notamment permis des avancées spectaculaires en biologie moléculaire, chimie, physique, robotique , informatique, ainsi que le développement de nouvelles stratégies pour l'utilisation de ces outils.

 

Les responsables du projet ont été également attentif aux conséquences sociétales de leur travail et ils ont su mettre en avant les retombées multiples de leur recherche : mise en évidence des mécanismes moléculaires  pour des milliers de maladies, révolution dans le diagnostic et le traitement du cancer, avancée capitale pour les études sur le microbiome (voir Human Microbiome Project, utilisation banalisée des thérapies à partir de cellules souches...

Réécrire le génome humain : comment, jusqu'où ?

ADN hachimoji
ADN hachimoji

Dans ce domaine, j'ai évoqué à plusieurs reprises deux avancées spectaculaires de groupes de recherche basés à San Diego (Californie) :

 

-  J. Craig Venter, un pionnier de la génomique, souvent qualifié de Frankenstein pour ses essais visant à créer des bactéries artificielles avec les plus petits génomes possibles. 

Des chercheurs de son Institut à Rockville (Maryland), ont réussi à réduire la taille du génome de M. mycoides d’environ 50% en adoptant une approche qui consiste à redéfinir les segments du génome par ordinateur, à synthétiser chimiquement les fragments puis à les assembler.

 

- le groupe de Floyd Romesberg (Scripps Institut) a obtenu un organisme (une bactérie) modifié, ayant intégré dans son génome un code génétique à 6 lettres (comportant deux bases nucléiques non naturelles), capable de se propager de façon stable, c'est à dire de produire de nouvelles bactéries ayant intégré ce nouveau code génétique.

En 2017, ces chercheurs ont montré que cet organisme semi-synthétique était capable de produire des protéines.

 

A noter que tout récemment Hoshika et al., dans un travail financé par la NASA, ont ajouté quatre nucléotides synthétiques supplémentaires pour produire un code génétique de huit lettres et générer un ADN appelé hachimoji. Couplé à une ARN polymérase T7 de synthèse, cet alphabet d'ADN élargi pourrait être transcrit en ARN.

 

Vers une vie synthétique à minima ?

Génome artificiel : 61 codons, 4 millions de paire de bases
Génome artificiel : 61 codons, 4 millions de paire de bases

La nature utilise 64 codons pour coder la synthèse des protéines du génome. C'est plus qu'il n'en faut pour piloter la synthèse peptidique à partir des 20 amino acides protéinogénes. Par exemple, il existe six manières de coder les instructions relatives à la sérine... du gaspillage !

 

Une équipe de Cambridge vient de démontrer que le nombre de codons utilisés pour coder les acides aminés canoniques peut être réduit, grâce à la substitution des codons cibles à l’échelle du génome par des synonymes définis. Ils ont ainsi créé une variante de Escherichia coli avec un génome synthétique.

 

Ce génome utilise 61 des 64 codons disponibles dans les séquences codant pour les protéines : deux codons sérine et un codon stop ont été remplacés par des synonymes (les codons sont "orthographiés" différemment mais donnent la même instruction).

Cet organisme, appelé Syn61, est moins gaillard que son cousin naturel d' E. Coli - il pousse environ 60% plus lentement, mais les auteurs pensent pouvoir rétablir sa pleine santé.

 

Ce recodage à minima est évidemment une économie de temps et de moyens !

 

Mais surtout, Syn61 est différent de toute autre forme de vie. Si, jusqu'à présent, les organismes ont pu échanger des gènes, souvent via des virus, c'est parce qu'ils partagent tous le même langage de base.

Un virus essayant d'infecter Syn61 constatera que la cellule hôte ne dispose pas des outils nécessaires pour traduire l'ADN viral ; il devrait être inopérant.

 

Rappel : CRISPR outil de choix dans l'édition du génome

J'ai montré que depuis son invention, CRISPR a permis aux scientifiques d’introduire des modifications de l’ADN à des emplacements spécifiques d’un génome.

 

Une équipe du groupe de George Church à l’Université de Harvard a déclaré avoir utilisé cette technique pour effectuer 13 200 modifications génétiques sur une seule cellule, un record pour la technologie d’édition des gènes.

Avec une version modifiée de CRISPR, ces chercheurs souhaitent réécrire les génomes à une échelle beaucoup plus grande que ce qui était actuellement possible, ce qui pourrait finalement conduire à une "refonte radicale" des espèces... et même des êtres humains.

 

A noter que George Church flirte avec les lignes éthiques. Professeur à Harvard et patron d'un laboratoire prestigieux, il a de nombreux détracteurs... et de nombreux fans.