" Déesse jusqu'au bout du nez, Idothée préfère l'ambroisie aux mauvaises odeurs et sait se prémunir contre elles. Pour aider Ménélas à approcher son père Protée, au milieu de ses phoques et de leur puanteur, elle imagine une double ruse : cacher le héros sous la peau d'une de ces bêtes et le protéger du supplice olfactif, en dispensant un peu de ce parfum divin aux humaines narines. " (Homère, Odyssée, IV, 365-450).
Les Grecs ne sont pas tous des dieux comme Idothée, mais ils sont presque aussi sensibles qu'elle. Ils partagent leur monde olfactif en deux valences : l'euôdia (bonne odeur) et la dysôdia (mauvaise odeur).
" Point d’odeur, bonne odeur "
Ciceron
" Parce que, par Castor, une femme sent vraiment bon quand elle ne sent rien. Car ces vieilles qui s'enduisent de parfums, qui essaient de se rajeunir, décrépites, édentées, qui cachent les défauts de leur corps par du fard, quand la sueur se mélange aux parfums, aussitôt elles sentent comme si un cuisinier avait mélangé des sauces : tu ne sais ce qu'elles sentent, sinon que tu t'aperçois d'une seule chose : elles sentent mauvais."
Plaute, Mostellaria, 273-278
" A l'époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes.
Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l'urine, les cages d'escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces d'habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre.
Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé.
Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d'oignons, et leurs corps, dès qu'ils n'étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives."
Patrick Süskind, Le parfum, histoire d'un meurtrier
On ne peut parler de bonnes et mauvaises odeurs sans citer l'extraordinaire performance de Patrick Süskind qui réalise dans ce livre un véritable tour de force : solliciter notre nez avec sa plume !
Dans le deuxième extrait (ci-dessous) il montre avec maestria comment un bon nez est capable de décortiquer une subtile construction olfactive :
" Maintenant il sentait qu'elle était un être humain, il sentait la sueur de ses aisselles, le gras de ses cheveux, l'odeur de poisson de son sexe, et il les sentait avec délectation.
Sa sueur fleurait aussi frais que le vent de mer, le sébum de sa chevelure aussi sucré que l'huile de noix, son sexe comme un bouquet de lis d'eau, sa peau comme les fleurs de l'abricotier... et l'alliance de toutes ces composantes donnait un parfum tellement riche, tellement équilibré, tellement enchanteur, que tout ce que Grenouille avait jusque-là senti en fait de parfums, toutes les constructions olfactives qu'il avait échafaudées par jeu en lui-même, tout cela se trouvait ravalé d'un coup à la pure insignifiance."
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A quoi sert donc à l'homme moderne un instrument aussi complexe que le système olfactif qui a un coût génétique aussi élevé ( 350 gènes encore actifs)?
Pas vraiment à renifler son prochain comme Grenouille !
Quoiqu'un sondage de 2013 indique que ce qui gêne le plus au travail... c'est l'odeur corporelle des collègues !
L'olfaction est aujourd'hui essentiellement un système sensoriel de défense de l'organisme, car l'évolution a favorisé l’apparition d’une sensation désagréable : les mauvaises odeurs.
La majorité des odeurs (environ 80 %) se traduisent par une sensation désagréable et sont à l'origine de réactions d'évitement.
L'olfaction, comme la gustation, est donc indispensable pour une saine nutrition ; elle nous permet de trier les substances potentiellement utiles à l'homéostasie nutritionnelle de celles potentiellement dangereuses.
Une personne qui sent "mauvais" n’influence pas votre survie. Alors qu’une viande ou un poisson frelatés sont des sources de bactéries qui peuvent nuire gravement à votre santé…
Notons toutefois que le code social a hiérarchisé les odeurs et les comportements et que l'on accepte mal que d'une personne émanent de mauvaises odeurs.
Avant d'aller plus loin, il faut relativiser la notion de bonne et de mauvaise odeur et remarquer que pour être sentie, une substance doit être volatile et soluble dans l’eau. Ainsi certaines molécules n’ont pas d’odeur tout simplement parce qu’elles n’atteignent pas leurs cibles olfactives.
Un élément supplémentaire doit être pris en compte : l'intensité de la perception est reliée à la concentration de la molécule odorante. Certaines substances ont un seuil olfactif très bas sans que l'on puisse encore l'expliquer correctement.
On observe également que l'odeur elle-même peut être considérablement modifiée en fonction de la concentration. Par exemple le thioterpinéol a une odeur de fruit tropical à faible concentration, une odeur de raisin à concentration plus élevée et devient nauséabond à forte concentration.
Les mauvaises odeurs sont perçues plus rapidement...
Une étude très sérieuse menée au Centre de recherche en neuropsychologie et cognition (Cernec) de l’université de Montréal, le montre clairement.
Ces chercheurs ont réalisé une expérience à partir de 4 odeurs (orange, poisson avarié, rose et... chaussette sale) soumises à 40 personnes.
Les résultats indiquent que l’odeur de poisson avarié est perçue en 1.300 millisecondes, soit plus rapidement que les trois autres pour lesquelles 1.700 millisecondes sont nécessaires en moyenne.
L’origine de la différence de rapidité de perception des odeurs n’est pas clairement établie, mais ces résultats confirment ceux obtenus sur la vision.
Une étude sur la vitesse de perception d’images désagréables avait montré qu’un visage colérique au milieu de visages souriants est détecté plus vite qu’un visage souriant parmi des visages en colère.
La perception d’un danger est prioritaire pour notre organisme, même au prix d'un désagrément.
... mais nous nous y adaptons mieux !
Ces résultats sont en accord avec ceux du groupe de Tim JC Jacob à Cardiff.
Ce dernier a toutefois noté que nous adaptions plus rapidement aux mauvaises odeurs.
Il semble donc que notre organisme nous permet de recevoir très vite l'alerte constituée par une mauvaise odeur, puis, dès que le signal est analysé, il s'estompe, sans doute pour permettre la détection d'un nouveau signal de danger.
Il faut noter que le système olfactif ne fonctionne pas de la même façon avec les bonnes odeurs qui n'ont pas la même importance en terme de survie.
Nez électronique
Quand nous donnons un résultat à vu de nez (ou carrément "au pif" !), la fiabilité n'est pas vraiment au rendez-vous ! Il y a beaucoup de subjectivité dans la perception d'une odeur.
Enfin faire renifler des chaussettes sales, des produits alimentaires périmés ou encore des couches culottes usagées, est plutôt désagréable pour les testeurs !
Au cours des dernières années, la technologie des “nez électroniques” a donc connu d’importants développements. Il s’agit de capteurs électroniques capables de détecter et d’analyser les odeurs. Des nez électroniques sont déjà régulièrement utilisés dans un grand nombre de domaines.
Cela nécessite évidemment l'enregistrement préalable d'odeurs dans des bases de données.
Une équipe de scientifiques dirigée par le neurobiologiste Noam Sobel de l’Institut Weizmann en collaboration avec Dr. Yehudah Roth, vient de rapporter une avancée remarquable dans ce domaine.
Ils ont réussi à construire un nez électronique qui est capable de prédire la perception d'un nez humain face à une bonne ou mauvaise odeur. Le nez est calibré avec une base de données d’une centaine d’odorants préalablement jugée comme bonne ou mauvaise par un panel. Quand le nez électronique est exposé à un ensemble de nouvelles odeurs, il est capable de prédire avec plus de 80% de fiabilité comment elles seront perçues par un nez humain.
Il faut noter que Noam Sobel a aussi montré qu'il était possible de piloter un fauteuil roulant, de surfer sur Internet ou même de rédiger un texte, en reniflant !
Dans ce même domaine de recherche, il faut signaler les travaux récents d'Andreas Schütze (Université de Technique de mesure de la Sarre).
Sa technique de mesure a déjà passé avec succès la phase de validation dans l'industrie de la chaussure et de la chaussette. L'industrie des produits alimentaires
et des arômes devrait suivre.
D'ailleurs en marge des recherches de l'université de la Sarre, la société Sequid
(pour Seafood Quality Identification) vient de mettre sur le marché un appareil servant à mesurer précisément la qualité et la fraîcheur des poissons !
Nous n'avons donc probablement pas exploité totalement le potentiel de notre nez. Celui des animaux, bien plus considérable, non plus. Je n'aborderai pas ce sujet, mais on peut d'ores et déjà dire que la science dans ce domaine en est aux balbutiements.
On sait par exemple que certains chiens peuvent détecter des tumeurs du poumon à un stade précoce dans l'haleine d'un cancéreux, ou déceler dans les urines un taux élevé de PSA. Que des souris bien entraînées peuvent distinguer dans les fientes, le virus de la grippe aviaire...
L'illustration ci-dessus donne une petite idée de la complexité de la composition chimique de la troposphère.
Parmi ces molécules, les COV (composés organiques volatils), regroupent une multitude de substances pouvant être d’origine biogénique ou anthropogénique (10% environ).
La définition des COV fait débat ; l'Europe a adopté celle-ci :
"Composé organique ayant une pression de vapeur de 0,01 kPa ou plus à une température de 293,15 K4 ou ayant une volatilité correspondante dans les conditions d'utilisation particulières"
Ces composés ont un double impact sur la santé :
- une implication dans des réactions photochimiques dans la basse atmosphère, qui induisent l’augmentation de la concentration d’ozone dans la troposphère.
Je crois avoir une très bonne mémoire des odeurs. Il n'est pas rare que de discrets effluves fassent soudainement surgir devant moi un lieu, une scène, une émotion... avec une acuité qu'aucune image, aucun son, aucune lecture, ne peuvent susciter.
" Mon coeur est un palais plein de parfums flottants
Qui s’endorment parfois aux plis de ma mémoire,
Et le brusque réveil de leurs bouquets latents
– Sachets glissés au coin de la profonde armoire –
Soulève le linceul de mes plaisirs défunts "
Odeur de pétrole, qui me transporte illico 40 ans en arrière, entre les murs suintants de la chambre bleue délavée d'une petite maison béjaoise ; sur le poêle cuisent quelques pâtes...
N° 19 de Chanel et, 10 ans plus tard, j'ouvre la porte d'un appartement, au 4ème étage d'un immeuble rococo sur une grande artère de Rabat, face à la gare ; une femme chevelure brune en cascade me fait face...
Exhalaisons près d'un cours d'eau gonflé des premières pluies d'automnes ; me voici à 8 ans cheminant le long de la Garonne en crue près de Langon...
Odeurs bénies de la craie et de l'encre violette à jamais associées à un homme au col empesé, en blouse grise, lunette fine cerclée d'or, qui écrit au tableau une leçon de morale...
Feu de cheminée qui crépite : odeur douloureuse de la forge... Bordeaux un jour de printemps...
« La mémoire peut tout faire revivre sauf les odeurs, bien que rien ne fasse plus complètement revivre le passé qu'une odeur qui lui fut à un moment associée . »
Vladimir Nabokov
Parfum exotique
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
Baudelaire (Spleen et idéal)
En fait, il est aujourd'hui établi par de nombreuses et convergentes études expérimentales, que les odeurs (les arômes) ne génèrent pas plus de souvenirs qu’une image ou un son. Cependant ces souvenirs sont souvent plus riches en émotion et peuvent être très anciens, alors qu'images et sons ne permettent, le plus souvent, de remonter qu’à des événements datant de l’adolescence.
Il existe donc en effet des souvenirs olfactifs puissants mais c'est surtout l'intensité de l'émotion associée qui les caractérise.
Des travaux ont montré que l'amygdale cérébrale (le « cerveau émotif ») reconnaît les odeurs et leur associe des émotions. C'est ce qui explique que certaines odeurs renvoient à des ressentis affectifs puissants.
Pierre-Marie Lledo -chercheur en neurosciences- a découvert que cette qualité de la mémoire olfactive était due à l’arrivée en permanence de nouveaux neurones vers le cortex olfactif.
Les expérimentations dans ce domaine se multiplient, soit en utilisant l'imagerie magnétique fonctionnelle (IRMf), soit une technique plus récente : l'imagerie neurofonctionnelle par ultrasons (fUS).
Des chercheurs CNRS et INSERM de Lyon et Grenoble ont notamment rapporté une expérience d'imagerie cérébrale impliquant des parfumeurs professionnels et des étudiants parfumeurs.
Elle prouve pour la première fois "que des régions semblables s'activent pendant la perception et l'imagination d'odeurs, et que cette activation est fonction du niveau d'expertise."
"Les résultats montrent que l'imagerie mentale olfactive active le cortex olfactif primaire (cortex piriforme) chez les experts des deux groupes, une zone cérébrale d'ordinaire stimulée lors de la perception. Ceci prouve que des aires semblables sont activées pendant la perception et l'imagination d'odeurs. L'imagerie mentale olfactive procède donc de la même façon que l'imagerie mentale visuelle ou auditive, par réactivation d'images olfactives via un processus cognitif interne (c'est notre propre cerveau qui génère cette sensation) et non en réponse à une odeur.
Autre enseignement : chez les parfumeurs, l'entraînement olfactif intensif influence le niveau d'activation du réseau neuronal impliqué dans l'imagerie mentale des odeurs. De façon étonnante, plus le niveau d'expertise est grand, plus l'activité des régions olfactives et mnésiques (hippocampe) diminue. Ainsi, quand le cerveau est entraîné, la « communication » au niveau neuronal se fait beaucoup mieux, de façon plus rapide et efficace, et le message est plus spécifique, entraînant une réduction de l'activation. Un résultat qui démontre que l'imagerie mentale olfactive se développe avec l'apprentissage au quotidien, et ne résulte pas d'une faculté innée." CNRS
On sait maintenant que grâce à plus de 400 récepteurs olfactifs, le nez humain est capable de détecter des milliards d'odeurs différentes.
L'olfaction est un sens très complexe et l'odeur ressentie entachée de subjectivité.
La corrélation entre structure chimique et odeur - qui pourrait être extrêmement utile dans de nombreux domaines (parfumerie notamment) - est donc un challenge très complexe.
C'est cependant le défi qui a été proposé aux chercheurs dans le cadre des DREAM challenges, qui visent à développer de nouvelles méthodes de traitement de données, pour mieux appréhender les sciences biologiques et la santé humaine.
Le DREAM Olfaction Prediction Challenge a été ouvert en janvier 2015. Son objectif est de proposer des modèles pouvant prédire l'odeur d'une molécule en fonction de ses caractéristiques physiques et chimiques.
Dans ce but un ensemble de données a été mis à la disposition des chercheurs :
- l'analyse olfactive de 476 molécules par 49 sujets à l'aide de 19 descripteurs,
- les caractéristiques physico-chimiques de chaque molécule à partir de 4800 descripteurs.
Vingt-deux équipes ont relevé ce défi, deux d'entre-elles viennent de publier des résultats assez remarquables.
Les modèles qu'ils proposent ont permis de corréler 8 des 19 descripteurs sémantiques - "ail", "poisson", "doux", "fruits", "brûlé", "épices", "fleur" et " acide" - aux descripteurs moléculaires de chaque composé.
Conclusion
Avant d'aborder la chimie des odeurs, dont je parlerai dans le prochain épisode, cette longue introduction était indispensable. Elle montre la complexité du problème à traiter quand on veut tenter d'établir la relation structure des molécules odorantes/odeur.
L'industrie de la parfumerie, qui est maintenant essentiellement orientée vers les parfums synthétiques, est concernée au premier chef par ce sujet.
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