Louis PASTEUR vs Marcellin BERTHELOT et Claude BERNARD
« L’organisme n’est qu’une machine vivante construite de telle façon qu’il y a, d’une part, une communication libre du milieu extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d’autre part, qu’il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans interruption l’humidité, la chaleur et les autres conditions indispensables à l’activité vitale »
"Il n'y a ni religion, ni philosophie, ni athéisme, ni matérialisme, ni spiritualisme qui tienne... Tant pis pour ceux dont les idées philosophiques sont gênées par mes études."
« Quelle que puisse être la diversité de nos opinions sur des points isolés de la science, nous poursuivons le même but dans la vie ; nous sommes, suivant le vieux proverbe, des rameurs de la même galère. »
Marcellin Berthelot à Louis Pasteur
Contrairement à ce qu’affirme- par politesse- Berthelot dans son message à Pasteur à l’occasion du mariage de sa fille Cécile avec René Valléry-Radot en 1879, la controverse entre ces hommes – qui fut fort rude- ne concerne pas « un point isolé de la science » mais bien une question… vitale !
Nous sommes en 1854, Pasteur, alors doyen de la Faculté des Sciences de Lille, se lance dans l'étude des fermentations. En quinze ans de recherches, il va découvrir le rôle des microorganismes et - nous l’avons vu précédemment- mettre un terme au mythe de la génération spontanée. Il démontre que les germes n'apparaissent pas spontanément dans les milieux fermentescibles, mais qu'ils proviennent du milieu environnant et se multiplient lorsqu'ils rencontrent des conditions favorables.
Pour Pasteur, la fermentation résulte d'un processus vital ; à chaque fermentation est attaché un microorganisme (levure lactique, levure de bière, ...) ; une fermentation peut s'effectuer en l'absence d'air ; la putréfaction est alors provoquée par des microbes anaérobies.
Ce sont les germes vivants qui, par leur activité biologique provoquent la fermentation et transforment, par exemple, le sucre en alcool.
Vivant : voila le mot qui fâche. Les matérialistes rangent donc Pasteur dans le camp des vitalistes et le grand savant les accuse de rester des partisans obtus de la génération spontanée.
Les hommes
Pasteur (1822-1895)
L’exceptionnelle créativité de Pasteur dans un large champ scientifique est bien connue.
Microbiologiste, Pasteur est aussi un grand chimiste, c’est l’un des pères de la stéréochimie.
Pour lui la dissymétrie est la grande ligne de démarcation entre le monde organique et le monde minéral et il dira :
"Il y a dissymétrie moléculaire des produits organiques naturels" ou bien encore : "La vie est fonction de la dissymétrie de l'Univers"
Il pressent que cette dissymétrie vient de forces cosmiques :
"Seuls les produits nés sous l'influence de la vie sont dissymétriques, cela parce qu'à leur élaboration président des forces cosmiques qui sont elles-mêmes dissymétriques".
Par exemple dans la fermentation de l’amidon (chaînes de D-glucose) qu’il étudie, il explique la formation d’alcool amylique actif sur la lumière polarisée (3 des 8 isomères de cet alcool sont chiraux), observée par Biot, par l’action de ferments vivants qui peuvent seuls être à l’origine de cette dissymétrie moléculaire.
Pour Pasteur les fermentations sont « œuvre de vie »
Marcellin Berthelot (1827-1907)
J’ai déjà dit quelques mots de Marcellin Berthelot, extraordinaire personnage polymathe et multitâche !
La vie politique et sociale, les problèmes religieux et philosophiques l'intéressent, même si sa principale préoccupation demeure la chimie. C’est donc tout à la fois :
- un philosophe positiviste (plus nuancé qu’Auguste Comte),
- un historien des sciences (j’ai parlé de ses travaux sur l’alchimie),
- un homme politique, qui fut sénateur et deux fois ministres, mais aussi un patriote qui préside le Conseil de défense de Paris en 1870 et fait parler ses talents de chimistes en bricolant poudres et explosifs.
Chimiste, il eut le tort, comme beaucoup de ses compatriotes contemporains (Balard, Dumas..) de préférer (pour des raisons philosophiques) la notion d'équivalents à la notion d'atomes. On lui attribue le fait que la théorie atomique ne fut enseignée en France qu’à partir de 1902, bien après nos voisins allemands par exemple.
Ainsi, le chimiste suisse Alfred Werner (prix Nobel en 1913), qui avait effectué son stage de post-doctorant dans le laboratoire de Berthelot, put écrire : « Un tel sectarisme fut plus désastreux pour la France que le traité de Francfort » (traité qui avait conclu la paix entre la France et l'Empire allemand après la défaite de 1870).
Grand chimiste cependant, unanimement reconnu comme un des pères de la chimie organique, il fut le véritable fondateur de la chimie de synthèse inaugurée, presque par inadvertance par Wöhler. Il repose aujourd’hui au Panthéon.
Il ne faut pas s’y tromper : la découverte de Wöhler, la généralisation de la synthèse de molécules organiques -de molécules du domaine du vivant-, constituent une révolution scientifique aussi importante que la fin du mythe de la génération spontanée. Elle met un terme à un autre mythe : celui de la « force vitale » (la main du « créateur » ?) que l’on disait nécessaire à l’élaboration des molécules des organismes vivants.
En 1865, on crée pour Berthelot la chaire de chimie organique au Collège de France, contre l’avis de Pasteur. A partir de là les honneurs vont se succéder : fauteuil à l’Académie des sciences, à la Royal Society, à l’Académie française et dans de multiples sociétés savantes.
La nomination de Marcelin Berthelot au Collège de France marque une nette rupture avec le passé.
Jusque là, la chimie était essentiellement une science de l’analyse cherchant à découvrir la composition de la matière. Lavoisier disait « la chimie marche vers son but et vers sa perfection en divisant, subdivisant, en subdivisant encore » ; Gerhardt (1816-1856) précisait même que « le chimiste fait tout l’opposé de la nature vivante, il brûle, détruit, opère par analyse. La force vitale seule opère par synthèse ; elle reconstruit l’édifice que les forces chimiques ont abattu ».
Il est vrai que le strasbourgeois avait obtenu une chaire de chimie organique à Montpellier !
Même si Wöhler avait déjà mis à mal cette malheureuse affirmation en réalisant la synthèse de l’urée -composé issu du vivant-, par décomposition thermique du cyanate d’ammonium, il fallait avoir un sacré culot pour publier, en 1860, un ouvrage intitulé : « La Chimie organique fondée sur la synthèse » !
En écoutant Pasteur évoquer les germes vivants pour expliquer la fermentation, fort logiquement, la moustache de Berthelot se hérisse et il fronce les sourcils !
Vers le milieu du XIXème siècle, nous sommes en présence de trois conceptions différentes de la nature de la fermentation alcoolique :
- celle du médecin et grand chimiste suédois Berzelius (1779-1848), qui considère la levure comme un catalyseur,
- celle du chimiste allemand Liebig (1803-1873,) qui évoque des vibrations chimiques transmises de la levure au sucre,
- celle de Pasteur, qui au plus près de l’observation expérimentale, émet une opinion strictement organiciste de la fermentation.
Berthelot va à son tour apporter sa contribution sur un sujet évidemment fondamental pour lui. En 1860, au moment précis où Pasteur fait valoir ses idées, il constate que de la levure, après macération à froid, digestion avec de l'eau, fournit après filtration une solution qui, selon ses propres termes, produit le même effet de fermentation glycosidique du sucre.
Il en conclut que l'extrait de levure contient donc un ferment particulier, soluble dans l'eau, qui est en quelque sorte à l’origine de la réaction. C’est le fameux ferment soluble. La levure n’agit pas en raison d’une activité physiologique, mais tout simplement au moyen des ferments qu'elle a la propriété de sécréter.
Claude Bernard (1813-1878)
Médecin et physiologiste, c’est le premier véritable théoricien de la médecine, qu’il appréhende sur des bases scientifiques. L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, qui parait 1856, est un classique de la littérature médicale qui fait un tabac dans le monde entier.
Claude Bernard va mettre en relief l’unité profonde du monde vivant :
«Malgré la variété réelle que les phénomènes vitaux nous offrent dans leur apparence extérieure, ils sont, au fond, identiques dans les animaux, et dans les végétaux. La nutrition des cellules animales et végétales, qui sont les seules parties vivantes essentielles, ne saurait avoir un mode différent d'exister dans les deux règnes.»
Claude Bernard est aussi le premier à employer le terme de déterminisme au sens actuel, en désignant l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'un phénomène se produise.
Pour lui chaque phénomène est invariablement déterminé par des conditions matérielles définies qui en sont les causes prochaines.
Si l'on reproduit une fois exactement les conditions matérielles de sa première apparition, le phénomène suivra.
Dans les sciences physiques, ce principe est basique. Dans les sciences biologiques, il était fortement contesté par ceux (voir l'Ecole de Montpellier) qui pensaient que la force vitale en faussait les applications.
« Je me propose donc d’établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d’autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu’il n’y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques.
En effet, ainsi que nous l’avons dit précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est la même partout ; il consiste à rattacher par l’expérience des phénomènes naturels à leurs conditions d’existence ou à leurs causes prochaines.
En biologie, ces conditions étant connues, le physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes naturels dont ils ont découverts les lois ; mais pour cela l’expérimentateur n’agira pas sur la vie.
Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences, parce que, chaque phénomène étant enchaîné d’une manière nécessaire à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier pour maîtriser le phénomène, c’est-à-dire pour empêcher ou favoriser sa manifestation. Il n’y aucune contestation à ce sujet pour les corps bruts. Je veux prouver qu’il en est de même pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme existe. »
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865
Même s’il n’était pas un matérialiste borné, Claude Bernard fait donc partie des organicistes de l’Ecole de Paris face aux vitalistes de l’Ecole de Montpellier. Quantité de publications ont été recensées sur ce sujet ; certains le présentent néanmoins comme un néo-vitaliste.
La polémique
L'examen critique d'un écrit posthume de Claude Bernard sur la fermentation, que Louis Pasteur publie en 1879, l'année qui suit celle de la mort du physiologiste, est destiné à réfuter publiquement des écrits de ce dernier, publiés à l’instigation de Berthelot dans la Revue scientifique du 20 juillet 1878.
Ce texte déclenche la polémique. Le débat qui s'en suivit fit l’objet de 14 notes aux Comptes rendus de l’Académie des sciences entre juillet 1878 et février 1879 !
Bernard rejoint en effet en partie Berthelot : pour lui on peut envisager le processus de fermentation autrement que Pasteur et considérer qu'en l'absence même d'une cellule vivante il existe une substance dont les propriétés sont de décomposer un corps en des éléments plus simples.
Ce qu'il veut mettre en évidence c'est le fait qu'une production d'alcool existe bien indépendamment de l'intervention des ferments.
C'est cette thèse qu'il a voulu établir par ses expériences en Beaujolais sur des grains de raisins et c'est cette thèse que Pasteur a entrepris de réfuter en répétant des expériences identiques en pays d'Arbois.
Pasteur considère que les dernières expériences de Bernard, réalisées à Saint-Julien en Beaujolais sont fort critiquables. Pour lui elles débouchent sur une réactivation de la théorie des générations spontanées qui est sa bête noire, ainsi que sur la négation de sa fameuse formule : « la fermentation c'est la vie sans air ».
Il écrit donc de façon (trop) péremptoire :
« La question du ferment soluble est tranchée, écrit-il : il n'existe pas ; Bernard s'est fait illusion ».
Le dernier mot et le mot de la fin...
Dans cette affaire, le dernier mot revient au grand chimiste allemand Eduard Buchner (1860-1917) qui en 1897 (deux ans après la mort de Pasteur), isole de la levure une enzyme qu’il appelle zymase. Cela lui vaudra le Prix Nobel de chimie en 1907. Son discours de réception, le 11 décembre 1907 à Stockholm, s’intitule… « Cell-free fermentation » !
Le mot de la fin peut être donné au biologiste Etienne Wolff, qui conclura lors d’un hommage à Claude Bernard en 1978 « L'un n'avait pas tort et l'autre avait raison ! ».
A LIRE
Pascal Charbonnat, La notion de fermentation en chimie et en histoire naturelle au 18e siècle : le statut métaphysique de
la,matière et l’origine des êtres vivants
Patrice Pinet,
Pasteur et la philosophie
Emile Duclaux, Pasteur histoire d'un esprit
Jacques Michel, Le différend Pasteur/Bernard Un débat de clôture pour la biologie du XIXème siècle ?
Herbert C. Friedmann, From Friedrich Wöhler’s Urine to Eduard Buchner’s Alcohol
Ignace Yapi Ayenon, La Conception du Vivant chez Claude Bernard