Auto-organisation...
Auto-organisation...

 

La question la plus fondamentale posée aux scientifiques aujourd'hui est :

comment la matière peut-elle, a-t-elle pu devenir complexe ? 

 

C'est un problème de chimie qui (re)place cette discipline au centre du discours et de la méthode scientifique.

 

La chimie supramoléculaire, avec l'assistance de la biologie, de la biochimie, de la physique des matériaux, de la bioinformatique... prétend - à terme ! - répondre à cette question.

 

En attendant elle fournit des objet précieux pour les nanotechnologies.

 

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Dans « La Recherche », il y a 30 ans, Jean-Marie Lehn écrivait ceci :

 

«  Les développements de diverses branches de la chimie, notamment la manipulation d'assemblages moléculaires et la physicochimie des systèmes collectifs pourraient conduire à une chimie des systèmes organisés et "informés", présentant des propriétés de stockage et de transfert d'informations, de régulations, d'opérations au niveau moléculaire... » 

 

La chimie supramoléculaire s’oriente effectivement aujourd’hui vers la construction de systèmes dynamiques capables, en stockant et utilisant de l’information, d’exercer des fonctions de reconnaissance et d’adaptation, c’est-à-dire d’évoluer par eux-mêmes et de s’auto-organiser.

 

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Dans le monde du vivant on observe de multiples exemples d'architectures macromoléculaires dont les fonctions sont étroitement liées à leur organisation.

 

Certaines de ces macromolécules sont capables d'interagir in vitro et de reproduire des architectures comparables à celles observées in vivo. C'est le cas des lipides, des protéines membranaires et de l’ADN par exemple.

 

 



Hélicate
Hélicate

 Comme dans l'ADN, les interactions assurant la cohésion de ces structures macromoléculaires sont toutes des liaisons non covalentes (liaisons « hydrogène », interactions électrostatiques, forces de van der Waals,...).

 

C’est la conjonction de ces liaisons de faible énergie qui confère leur stabilité à ces édifices et qui leur assure flexibilité et dynamique, puisqu’elles peuvent évoluer rapidement sous l’effet du milieu (température, pH, force ionique)…

 

«  Faibles par nature, atténuées encore par les interactions des substrats avec les molécules de solvant, les liaisons entre les molécules de la chimie supramoléculaire se font et se défont constamment, de façon réversible et avec des cinétiques rapides...

 

La liaison rompue... c’est peut-être un nouvel accepteur qui se présente ; c’est peut-être une liaison différente qui va se former… puis se redéfaire. Au bout du compte, c’est la thermodynamique qui va avoir le dernier mot : ce sont les liaisons les plus stables qui vont être privilégiées – elles seront statistiquement plus nombreuses. » JM Lehn

 

La clé de la chimie supramoléculaire est ici.

 

 

La chimie supramoléculaire traite de l’élaboration et des propriétés de ces édifices : c’est la chimie des assemblages moléculaires et des liaisons intermoléculaires.

 

Une  structure supramoléculaire est une entité qui résulte non seulement de l’addition mais aussi de la coopération des molécules constitutives entre elles. Ses propriétés sont bien distinctes de la simple somme de celles de chaque composant pris individuellement.

 

La chimie supramoléculaire est par essence un domaine scientifique largement interdisciplinaire qui implique chimie organique moléculaire, chimie de coordination, chimie et physique des matériaux, chimie théorique, modélisation moléculaire, biochimie, biologie moléculaire…

 

Le challenge assigné à la chimie supramoléculaire est clairement explicité par Jean-Marie Lehn :

 

Elle doit acquérir la maîtrise des interactions intermoléculaires et arriver à les manipuler au même titre que la chimie moléculaire le fait avec les liaisons covalentes entre atomes.

 

Elle doit apprendre comment les molécules interagissent de manière sélective et se reconnaissent.

 

Comment (ré)agissent-elles les unes sur les autres ?

 

Comment l’une peut-elle en transporter une autre à travers une membrane biologique ou artificielle ?

 

Ces interactions hautement sélectives font la spécificité du monde biologique, de tout ce qui se passe dans notre organisme, et dans n’importe quel organisme vivant.

 

Les molécules en quelque sorte se connaissent, se reconnaissent, et agissent de façon sélective les unes sur les autres ; elles effectuent une reconnaissance moléculaire.

 

Trois mots clés peuvent donc caractériser la chimie supramoléculaire : auto-organisation (auto-assemblage), reconnaissance, information.

 

L'auto-organisation, c'est l'émergence spontanée et dynamique d'une structure spatiale, d'un rythme ou d'une structure spatiotemporelle (se développant dans l'espace et le temps) sous l'effet conjoint d'un apport extérieur d'énergie et des interactions à l'œuvre entre les éléments du système considéré.

 

L‘auto-assemblage, c’est l’association spontanée et réversible de deux ou plusieurs composés pour former un complexe ou agrégat plus large associé par liaisons non-covalentes. C’est une notion restrictive de l’auto-organisation.

 

Virus de la mosaïque du tabac
Virus de la mosaïque du tabac

Un système pouvant s'auto-organiser est un système capable de générer spontanément une architecture supramoléculaire définie à partir de ses composants et en fonction de conditions données.

 

La plupart des systèmes biologiques sont auto-organisés. Ils s’organisent spontanément à partir des molécules qui les composent et chaque molécule est informée de son rôle et connaît sa position par rapport aux autres.

 

JM Lehn l'illustre souvent par la structure du virus de la mosaïque du tabac constitué de 2 257 briques (des peptides). Ces briques se reconnaissent, c’est-à-dire qu’elles se lient les unes aux autres par contact de surface et se positionnent spontanément en une tour hélicoïdale entourant le génome du virus qui est au centre.

 

Ceci étant un phénomène d’auto-organisation, il n’y a rien d’autre à faire que de mélanger les objets et spontanément ils s’assemblent et produisent l’architecture finale.

 

Les flexicates : des hélicates aux propriétés antibiotiques...

La synthèse d'hélicates (voir plus haut) était au départ un sujet de recherche fondamentale ; il a connu - et va connaître - en fait, beaucoup d'applications.

 

Ainsi, Peter Scott et ses collègues (Université de Warwick) ont créé, par auto-assemblage, une nouvelle classe d'hélicates, plus flexibles, qu'ils ont baptisées flexicates, dont ils ont contrôlé la stéréochimie. Et ils ont découvert que l'une de ces flexicates, à base d'atomes de fer, est capable de détruire aussi bien une bactérie Escherichia coli classique, qu'un staphylocoque doré résistant aux antibiotiques (SARM).

 

... aux metallohélices et anticancéreux

Le groupe de Peter Scott a ensuite conçu et préparé des métallohelices amphipathiques de structure peptidomimétiques. Certains de ces composés sont des candidats anticancéreux hautement sélectifs.

Reconnaissance et information moléculaire

 

Une notion capitale quand on aborde la chimie supramoléculaire est celle d’information moléculaire.

 

Tous les systèmes moléculaires qui présentent une sélectivité d’interaction et qui sont capables de reconnaissance font intervenir de l’information.

 

Cette information peut être géométrique et s'exprimer par une complémentarité de formes comme l'exprime le concept de la serrure et la clef...  avec clé et serrure molles et ajustables jusqu'à un certain point.

 

L’information est moléculaire, elle est contenue par la molécule grâce à sa structure et à sa stéréochimie, mais la lecture et le traitement de cette information se font au niveau supramoléculaire, via les interactions entre les molécules.

 

 La forme porte l'information et l’information est contenue dans la structure moléculaire.

 

Maintenant que ces processus de reconnaissance moléculaire sont  mieux compris, on a pu les utiliser pour réaliser l’auto-assemblage contrôlé d’architectures supramoléculaires complexes à partir de briques moléculaires.

 

Chimie dynamique constitutionnelle, chimie combinatoire dynamique

 

Du fait de la labilité des interactions non-covalentes entre les composants moléculaires d’une entité supramoléculaire, la chimie supramoléculaire est par nature une chimie dynamique dans la constitution de ses espèces.

 

JM Lehn a étendu le concept à la chimie moléculaire ; c'est la chimie combinatoire dynamique qui consiste à laisser la cible assembler les fragments dont la combinaison fournit le meilleur substrat/assemblage, en d’autres termes de laisser la serrure assembler d’elle-même la meilleure clé !

 

Évidemment, il faut que les liaisons covalentes concernées soient réversibles !

 

Cette méthode a connu d'importants développements pour la synthèse de nouveaux inhibiteurs de glycoenzymes (glycosidases et glycosyltransférases)

 

 

 

La figure ci-dessous montre comment on peut faire évoluer une bibliothèque dynamique vers la structure thermodynamiquement la plus stable.

JM Lehn et al, Angewandte Chemie International EditionVolume 43, 4902 (2004)

 

 

 

Les entités dynamiques constitutionnelles sont capables de modifier leur composition et leur structure - donc leur fonction - par assemblage/désassemblage de leurs unités élémentaires et de générer une bibliothèque dynamique constitutionnelle. 

 

Des biopolymères (supramoléculaires) covalents dynamiques, ou biodynamères, de structures réversibles, présentant uniquement des liens covalents, ont été obtenus de cette façon. 

 

 

Exemple d'auto-assemblage à l'échelle nanométrique : biomolécules et nanotechnologies

 

L'association des nanotubes et de l'ADN, utilisé comme matériau de construction (une sorte d'échafaudage en quelque sorte), est un bon exemple de ce domaine de recherche dont les applications sont multiples : vectorisation, matériaux, microélectronique...

 

Véritablement décrits pour la première fois en 1991, les nanotubes se présentent comme des tubes creux avec un diamètre interne de l'ordre du nanomètre et une longueur de l'ordre de quelques micromètres. 

 

Aujourd'hui, les nanotubes de carbone sont devenus des parfaits candidats pour la construction d'objets utilisables dans le cadre des nanotechnologies.

 

Mais leur taille, ainsi que leur fâcheuse tendance à se regrouper, rend leur manipulation difficile.


De nombreux chercheurs développent donc des techniques pour amener les nanotubes à s'auto-assembler en structures ordonnées.

 

Notons que ces nanotubes font l'objet d'études toxicologiques poussées. Il est clair que la prudence s'impose dans la manipulation et l'utilisation de toutes les nanoparticules.

 



Objets nanométriques et ADN...

Origami
Origami

Les origamis d'ADN

 

Dans leur recherche de gabarits pour élaborer des structures nanométriques complexes, des scientifiques américains ont mis au point une méthode permettant de modeler des formes arbitraires en 3D à partir des propriétés de l'ADN. On parle alors d'origami d'ADN.

 

L'origami est l'art japonais du pliage de papier. La fleur ci-contre en est une belle illustration.

 

La technique se base sur l'utilisation d'un long brin d'ADN de séquence connue et d'une série de brins courts synthétiques, appelés "agrafes", choisis afin que leur séquence soit complémentaire de celles de zones non adjacentes situées sur le long brin.

En s'hybridant spécifiquement au niveau de ces zones, les agrafes pincent le long brin, le plient et le maintiennent en place. La généralisation de ce principe et le choix des "agrafes", assisté par des simulations informatiques, permettent d'obtenir des motifs complexes. Voir ICI

 

La stratégie des chercheurs pour obtenir des formes tridimensionnelles consiste dans un premier temps à fabriquer des anneaux concentriques en 2D, constitués d'ADN double-hélice.

Les anneaux sont ensuite associés les uns aux autres en des points stratégiques appelés "cross-over", où l'un des brins d'ADN s'intervertit avec un autre brin de l'anneau adjacent. 

 

Avec les techniques d'auto-assemblage, l'ADN devient un matériau de construction de choix à l'échelle nanométrique.

 

 

Boite ADN - Ebbe S. Andersen, Aarhus University
Boite ADN - Ebbe S. Andersen, Aarhus University

Il ne s'agit pas d'un jeu car ces structures d'ADN peuvent servir de support pour la conception et l'intégration de nanosystèmes.


Un des objectifs est, par exemple, de réaliser des substrats couverts de nanostructures d'ADN et d'utiliser la spécificité des interactions entre bases pour y déposer des nanotubes de carbone. Les nanotubes sont " guidés " avec une grande précision vers leur position finale par des brins d'ADN fixés à leur surface, grâce la complémentarité entre la séquence de ces brins "guides" et celle du substrat d'ADN à la localisation choisie.

 


MIT biological engineers have created a new computer model that allows them to design the most complex three-dimensional DNA shapes ever produced, including rings, bowls, and geometric structures such as icosahedrons that resemble viral particles.

 

VOIR VIDEO à la fin.

VOIR par exemple :

 

- les travaux du groupe de Hanadi Sleiman (Université Mc Gill).

Ces chercheurs montrent notamment comment ces nanotubes peuvent être obtenus en une forme "ouverte", à brin unique, ou en une forme "fermée", à brin double. Ces formes sont particulièrement intéressantes pour l'encapsulation et la libération sélective de médicaments à proximité du site de cellules malades.

 

 

- les travaux du groupe d'Efthimios Kaxiras à Harvard et quelques exemples d'interaction CNT (nanotubes de carbone)-ADN.

 

Ici, les CNT ont juste la bonne taille pour leur permettre de s'intégrer parfaitement dans le grand sillon de l'ADN (image ci-contre).

 

Par modélisation et simulation de multiples "associations" peuvent être proposées.

 


 

Conclusion -  La chimie supramoléculaire : demain au-delà du vivant ?

 

Comment ne pas reprendre pour conclure la citation de Léonard de Vinci, qui vient souvent clore les interventions de JM Lehn :

 

 « Là où la nature finit de produire ses propres espèces, l’homme commence, utilisant les objets naturels [les éléments chimiques], en harmonie avec les lois de la nature, à créer [synthétiser] une infinité d’espèces »…non vivantes pour l’instant, et un jour vivantes ! »  Léonard de Vinci

 

La biologie représente le monde moléculaire le plus complexe que l’on  puisse imaginer actuellement.

 

Il est cependant, du point de vue de sa diversité, relativement limité car les molécules du vivant appartiennent finalement à un petit nombre de fonctions chimiques : acides nucléiques (obtenus à partir de quelques hétérocycles), protéines (dérivés de 20 aminoacides),  sucres,  lipides.

 

La chimie par contre n’a pas de limitation de diversité ; elle a déjà élaboré des millions de molécules !

 

Il y a donc une infinité de possibilités de générer des objets moléculaires tous différents... mais la chimie n’a pu  encore atteindre qu’une complexité très limitée. 

 

Le monde chimique se voit donc aujourd’hui assigné la mission de mettre au point des systèmes moléculaires de plus en plus complexes :

 

" Il est clair que l’inspiration, l’illustration et la confiance, les chimistes les trouvent en biologie.

L’inspiration : ces systèmes existent devant nos yeux.

L’illustration : on voit ce qui est possible.

La confiance : puisque cela existe, c’est donc possible.

 

Par un jeu de mots qui n’est pas qu’un jeu de mots, on peut dire : si nous n’existions pas, nous ne pourrions pas nous imaginer tellement nous sommes complexes, mais nous existons donc c’est possible et nous sommes en fin de compte un résultat du monde moléculaire."

 JM Lehn

 

 

Lire les cours de JM Lehn au Collège de France, par exemple ICI

 

VOIR VIDEO 

 

 

 

 

 

 

 

Polymères supramoléculaires fonctionnalisés

S.I. Stupp et al, Science, 17 février 2012

 

 

VOIR aussi l'article de Nature :  Biotechnologies , que faire avec les origamis d'ADN ?