Fermentation/Génération : état des lieux avant Pasteur

 

« Car d’où peuvent venir primitivement ces molécules organiques vivantes !

Nous ne connaissons dans la Nature qu’un seul élément actif, les trois autres sont purement passifs, et ne prennent de mouvement qu’autant que le premier leur en donne. Chaque atome de lumière ou de feu, suffit pour agiter et pénétrer un ou plusieurs autres atomes d’air, de terre ou d’eau ; et comme il se joint à la force impulsive de ces atomes de chaleur une force attractive, réciproque et commune à toutes les parties de la matière ; il est aisé de concevoir que chaque atome brut et passif devient actif et vivant au moment qu’il est pénétré dans toutes ses dimensions par l’élément vivifiant, le nombre des molécules vivantes est donc en même raison que celui des émanations de cette chaleur douce, qu’on doit regarder comme l’élément primitif de la vie. »

 Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle générale et particulière (1777)


Je vais commencer ici à parler des « origines de la vie » en évoquant le débat autour des concepts de fermentation et de génération avant Pasteur.

 

Au-delà des spéculations métaphysiques, ces échanges sont passionnants dans la mesure où ils permettent de suivre l’évolution de l’histoire naturelle, l’apparition de méthodes scientifiques et des premiers instruments d’observation (dont le fameux microscope), la généralisation des expériences de pensées…

 

Le XVIIIème siècle est sans doute le dernier où les philosophes sont aussi très au fait des avancées scientifiques, voire parfois eux-mêmes théoriciens et expérimentateurs. Ce sont les derniers philosophes au sens antique, ceux qui  « cherchent la vérité et cultive la sagesse ».

 

La chimie bien entendu est au cœur des débats sur la transformation de la matière, sur la génération, sur la fermentation. Diderot parlera souvent en chimiste, aidé par ses amis de l’Encyclopédie.

 

A la fin du siècle, avec Lavoisier, elle ne sera plus une science balbutiante et sera prête à donner une contribution majeure dans la quête des origines avec l’apparition de la chimie de synthèse, dans le premier tiers du XIXème siècle.

 

Il n'y aura alors plus guère de place pour "les philosophes", ce sont les savants qui occuperont le devant de la scène.

 

La notion de « génération spontanée »

 

Mais d'où vient la vie ? De l'œuf, de la poule... de la matière inanimée...

 

Pour Aristote (-384 - -322) «  les matières en décomposition engendrent des vers, de telle sorte que la terre ne produit que les plantes et les animaux conçus dès l’origine par le Créateur, par l’intermédiaire de germes qui ont été ensemencés dans les milieux favorables à leur développement ». De la Génération et de la Corruption

 

Dans le quatrième livre des Géorgiques, le poète Virgile (-70 - -19) raconte comment les compagnes de la dryade Eurydice, furieuses qu’Aristée ait causé sa mort en la harcelant le jour même de ses noces avec Orphée, ravagèrent son rucher. Il fit naître alors de nouveaux essaims des carcasses de bœufs immolés en sacrifice aux dieux :

 

« Alors, prodige soudain et merveilleux à dire, on voit, parmi les viscères liquéfiés des bœufs des abeilles bourdonner qui en remplissent les flancs, et s’échapper des côtes rompues, et se répandre en nuées immenses, puis convoler au sommet d’un arbre et laisser pendre leur grappe à ses flexibles rameaux ».

 

Lucrèce (-98 - -54), qui traduit le Grec Epicure (-342 - -270), donne sa vision dans De rerum natura (De la nature des choses). Pour Epicure et Lutèce, atomistes et matérialistes convaincus, la vie est une propriété « seconde » des atomes, elle résulte d’une combinaison particulière d’atomes.

 

« L’insensible peut engendrer le sensible, comme l'incolore engendre la couleur ou l'inodore l'odeur. La vie peut naître d'éléments insensibles et cela en fonction de l'ordre dans lequel les atomes sont rangés, de leur petitesse, de leurs mélanges et des mouvements qu'ils s'impriment mutuellement.

Lorsqu'il a beaucoup plu, on voit des vers sortir de la terre. Celle-ci est donc apte à produire des vivants quand elle est soumise à certaines actions. Le pouvoir que nous lui voyons encore dans quelques cas, elle a dû l'avoir plus largement jadis. C'est dans son sein fécond qu'ont dû se former, spontanément toujours, les premières espèces vivantes. Résultat du hasard, beaucoup étaient monstrueuses et n'ont pu durer, mais d'autres étaient viables et capables de se reproduire ».

 

Thomas d’Aquin (1224 – 1274) fait de la génération spontanée un principe absolu. Il commente ainsi Aristote :

 

« La génération est la voie du non être à l’être. C’est pourquoi est engendré de façon absolue ce qui acquiert un être auquel n’est pas présupposé un autre être. Ne devient pas ce qui est. Ce qui est déjà ne peut être engendré dans l’absolu, mais sous un aspect. Les choses dont l’être présuppose un autre être ne sont pas dites absolument engendrées mais seulement d’un certain point de vue. L’être accidentel présuppose un autre être : l’être du sujet ; mais l’être de la substance ne présuppose aucun autre être, parce que le sujet de la forme substantielle n’est pas un être en acte mais en puissance. Ainsi, lorsque quelque chose reçoit une forme substantielle, on dit qu’il est absolument engendré ; mais lorsqu’il reçoit une forme accidentelle, on dit qu’il est engendre sous un aspect. »

 

La cause est désormais entendue, la doctrine de l’église arrêtée, quiconque met en doute la génération spontanée risque l’excommunication !

 

Malgré tout, les expériences vont se multiplier pour confirmer ou infirmer cette version de l'origine du vivant. Malheureusement beaucoup seront entachées de biais et conduiront à des conclusions erronées.


Dans son traité de 1668, le médecin naturaliste italien Francesco Redi démontre que les asticots n’apparaissent pas dans la viande en putréfaction lorsque l’on prend la précaution de recouvrir les bocaux qui en contiennent, d’une très fine mousseline. Le célèbre naturaliste italien démontre que les vers des viandes putréfiées étaient des larves, des êtres transitoires, procréés par des mouches bien connues.

 

En 1674, le savant hollandais Antoine van Leeuwenhoek effectue les premières observations de micro-organismes à travers un microscope de sa fabrication. Les adeptes de la génération spontanée trouvent là un nouveau champ d’application pour leurs idées.

 

En 1711, Louis Joblot qui ne quitte jamais son microscope, réalise une expérience qui devrait porter un coup sévère à la thèse de la génération spontanée : un bouillon de viande est divisé entre deux séries de bouteilles, les unes restent à l’air libre, les autres sont parcheminées. Au bout de quelques jours, les bouteilles ouvertes étaient pleines de microbes, tandis que les bouteilles capsulées sont demeurés inchangés.

Il en conclut logiquement que les microbes sont des "semences de l'air », et non issus d’une génération spontanée dans le bouillon.



John Needham
John Needham

Malheureusement, John Needham, l’ami gallois de Buffon, lui aussi adepte du microscope, publie en 1745 un résultat contraire : il chauffe différentes substances organiques dans une fiole hermétiquement close pour les stériliser. Après traitement, toutes les solutions foisonnent de microbes !

 

Enfin en 1768, le naturaliste et abbé italien Lazzaro Spallanzani reprend les expériences de Needham en portant les solutions à des températures plus élevées et une ébullition suffisamment prolongée : il détruit les micro-organismes, montrant ainsi que des solutions de micro-organismes bouillies, puis scellées, devenaient stériles.


Après un siècle d’expériences contradictoires la balance semble bien pencher du côté de la préexistence des germes.

 

Et pourtant, grâce à un énorme coup de pouce de Buffon, il faudra attendre encore un siècle et Pasteur pour se débarrasser de l’hypothèse d’Aristote.

 

Le débat au XVIIIème siècle

 

Le débat sur l’origine de la vie et les mécanismes vitaux arrive à un tournant au XVIIIème siècle. Jusqu’alors très peu de savants songeaient à renverser le rapport de dépendance qui lie la nature à une cause transcendante. Dans ces querelles autour de la génération, ce n’est jamais l’absence ou la présence d’un Créateur qui était débattue, mais plutôt l’expression de la toute-puissance divine dans le monde fini.

 

Dans cette réflexion à propos de la « génération » (ou de la fermentation) le siècle des Lumières est un siècle pivot, même si la réponse à cette question fondamentale des origines restera en suspens.


Montesquieu
Montesquieu

 Il faut noter que le premier à utiliser le concept de fermentation pour expliquer la génération des êtres est Montesquieu qui propose de remplacer le paradigme de la semence par celui de la fermentation.

 

Dans ses Observations sur l’histoire naturelle (1721), il écrit :

 

« Les sucs de la terre, que l’action du soleil fait fermenter, montent insensiblement jusqu’au bout de la plante. J’imagine que, dans les fermentations réitérées, il se fait comme un flux et reflux de ces sucs dans ces conduits longitudinaux, et comme un bouillonnement intercadent […] … l’accroissement des plantes et la circulation de leurs sucs sont deux effets liés et nécessaires d’une même cause, je veux dire la fermentation ».


Dans l’Encyclopédie, c’est encore le montpelliérain Gabriel-François Venel qui rédige l’article fermentation. Il reste prudent et sa définition peut donner lieu à plusieurs interprétations :

 

« Action réciproque de divers principes préexistants ensemble dans un seul et même corps naturel sensiblement homogène, y étant d’abord cachés, oisifs, inertes, et ensuite développés, réveillés, mis en jeu ».

 

Mais quelle est l’origine de ce « réveil » ?

 

Des circonstances particulières, la chaleur par exemple, et l’idée aristotélicienne d’une génération par corruption est reprise par Buffon : la matière produit elle-même des formes organisées. C’est la génération spontanée dont nous venons de parler qu’évoquera un peu plus tard Diderot.

 

- Un mécanisme de décomposition de la matière, incapable d’organiser de véritables formes vivantes comme le suggère le chimiste Pierre-Joseph Macquer (1718-1784) en 1749, qui postule la préexistence des germes :

 

« [La fermentation] est un mouvement intestin qui s’excite de lui-même entre les parties insensibles d’un corps, duquel résulte un nouvel arrangement et une nouvelle combinaison de ces mêmes parties »

 

En proposant sa théorie du moule intérieur en 1749, Buffon s’oppose à la doctrine de la préexistence des germes. Buffon se fonde sur une conception de la matière qui renvoie à la notion de fermentation utilisée par Montesquieu, bien qu’il n’emploie pas le terme.

 

Buffon soutient d’abord que l’organisation des êtres repose sur l’assemblage « des parties organiques primitives et incorruptibles », dont « l’addition » soutient la vie et dont « la division » provoque la mort.

 

L’hypothèse du moule s’accorde avec l’idée d’une création d’un nombre fini d’espèces et d’individus :

 

« Il n’y a donc point de germes contenus à l’infini les uns dans les autres, mais il y a une matière organique toujours active, toujours prête à se mouler, à s’assimiler et à produire des êtres semblables à ceux qui la reçoivent : […] tant qu’il subsistera des individus l’espèce sera toujours toute neuve, elle l’est autant aujourd’hui qu’elle l’était il y a trois mille ans ; toutes subsisteront d’elles-mêmes, tant qu’elles ne seront pas anéanties par la volonté du Créateur. »

 

«Dès que les molécules organiques, dit-il, se trouvent en liberté dans les matière des corps morts et décomposés, dès qu'elles ne sont point absorbées par le moule intérieur des êtres organisés qui composent les espèces ordinaires de la nature vivante et végétante, ces molécules, toujours actives, travaillent à remuer la matière putréfiée, elles s'en approprient quelques particules brutes, et forment, par leur réunion, une multitude de corps organisés, dont les uns, comme les vers de terre, les champignons, etc., paraissent être des animaux ou des végétaux assez grands, mais dont les autres, en nombre presque infini, ne se voient qu'au microscope; tous ces corps n'existent que par une génération spontanée.»

 


Buffon eut un contradicteur tenace en la personne de Réaumur (1683 – 1757) :

 

« Buffon croyait éliminer des animalcules naissants en bouchant hermétiquement les fioles. Mais Réaumur lui objectait immédiatement que l'air des bouteilles pouvait en contenir.

Dans ses études de jus de viande additionné d'eau bouillante et placé dans des bouteilles hermétiquement bouchées et chauffées sur de la cendre, il pensait avoir purgé l'air de tout insecte. Il n'en était rien évidemment et Réaumur objectait encore une fois que les petits animaux qui se développaient, avaient pu rester accrochés aux parois du verre, que l'on ignorait le degré de chaleur qu'ils pouvaient soutenir ainsi que celui nécessaire à l'éclosion de leurs œufs.

Il en était de même avec des infusions de blé broyé, ainsi qu'avec l'eau où trempaient des grains de blé dont il avait coupé le germe. Il ne s'agissait point d'animaux engendrés par la plante comme le pensait Buffon. » Jean Torlais, Réaumur philosophe 

 

Dans sa « dispute » avec Réaumur, Buffon avait tort et ne tenait nul compte de ce que lui-même avait écrit :

 

« Savoir bien distinguer ce qu'il y a de réel dans un sujet de ce que nous y mettons d'arbitraire en le considérant, paraît être le fondement de la vraie méthode de conduire son esprit dans les Sciences et que si on ne perdait jamais de vue ce principe, on éviterait de tomber dans les erreurs savantes qu'on reçoit souvent comme des vérités ? » De la manière d’étudier l’histoire naturelle (1749).

 

 

 Diderot, le matérialiste, suivra Buffon (qui n'a rien écrit dans l'Encyclopédie) et évoquera lui aussi l’expérience biaisée de John Needham dans Le rêve de d’Alembert (été 1769) :

 

« Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Cette idée lui paraissait grande, il la trouvait tout à fait conforme à la bonne philosophie qui étudie les grands corps dans les petits » 

 

 

Dans Le Rêve (inspiré de Lucrèce ?) on trouve aussi ce dialogue :

 

 

d'Alembert
- Vous ne croyez donc pas aux germes préexistants ?

Diderot
- Non.

d'Alembert
- Ah! que vous me faites plaisir!

Diderot
- Cela est contre l'expérience et la raison : contre l'expérience qui chercherait inutilement ces germes dans l'œuf et dans la plupart des animaux avant un certain âge; contre la raison qui nous apprend que la divisibilité de la matière a un terme dans la nature, quoiqu'elle n'en ait aucun dans l'entendement, et qui répugne à concevoir un éléphant tout formé dans un atome, et dans cet atome un autre éléphant tout formé, et ainsi de suite à l'infini.

 

Diderot donne plus loin le fond de sa pensée :

 

« Vous avez deux grands phénomènes, le passage de l’état d’inertie à l’état de sensibilité, et les générations spontanées ; qu’ils vous suffisent : tirez-en de justes conséquences, et dans un ordre de choses où il n’y a ni grand ni petit, ni durable, ni passager absolus, garantissez-vous du sophisme de l’éphémère… »

 

Diderot  achève la critique de la doctrine des germes par une affirmation matérialiste de principe ; pour lui la matière se combine, par un processus continu, à des niveaux toujours plus élevés d’organisation.

 

Pour comprendre le rapport matière morte/matière vivante et le passage de l’inerte au sensible, Diderot va utiliser (et un peu détourner ?) la notion chimique de fermentation de Venel qui lui fournit un modèle pour représenter l’apparition successive de formes dans la matière.

 

Il évoquera, avec son ami le baron d’Holbach, la fabrication du pain ; le fait qu’un mélange de farine et d’eau conduit à la formation d’êtres microscopiques laisse penser que du vivant a surgi là où il n’y avait auparavant que de l’inerte.

 

En généralisant la définition de Venel dans le cadre de la nature en général et des êtres vivants en particulier il pensera : si l’organisation des choses se développe dans le temps, alors il faut supposer une capacité intrinsèque des corpuscules à s’assembler et à se combiner pour former des structures complexes.

 

Dès lors l’idée de « générations spontanées » représente un cas particulier du modèle de la fermentation, qui exprime ce besoin de ne plus concevoir la génération selon une loi décrétée par un Créateur mais à travers les rapports de la matière avec elle-même.

 

Contre toute évidence la génération spontanée aura la vie dure. Elle résistera à des expériences de plus en plus pointues qui en donnaient des preuves négatives.

 

 

En 1860, Félix Pouchet (soutenu par un médecin anglais, Henry Charlton Bastian) publiera même un traité dans lequel il développe une théorie de la génération spontanée étayée par de nombreux exemples expérimentaux qui sont en fait autant d’exemples de contamination par l’air extérieur !

 

C'en était trop ! En 1861, Louis Pasteur met au point un protocole expérimental rigoureux de stérilisation qui met à mal l'abiogenèse, mieux il démontre expérimentalement le processus de contamination par des germes forcément préexistants.

 

Avec la fin du débat sur la génération spontanée des microbes, s'en dessine un autre, toujours d'actualité : il concerne cette fois l'origine de la vie.

 

 

A LIRE

 

Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie, séries d'articles sur le Rêve de d'Alembert

Pascal Charbonnat, La naissance du concept de génération spontanée en France au XVIIIème siècle

J. W. Schmidt, « Diderot and Lucretius : the De rerum natura and Lucretius’ legacy in Diderot’s scientific, aesthetic, and ethical thought », in Studies on Voltaire and the 18th century 208,1982.

G. Stenger, Matière et vie chez Diderot et Voltaire

Amor Cherni, Haller et Buffon, Revue d'histoire des sciences (1995).