L'effet dévore la cause, la fin en a absorbé le moyen.

Paul ValéryPoésie et pensées abstraites

 

Francis Jeanson

 Francis Jeanson vient de mourir au bord du bassin d’Arcachon, près de sa maison de Claouey, qui évoque pour moi de merveilleux souvenirs d’enfance.

 

Certains se réjouissent bruyamment de la mort d’un traitre ; d’autres, dont je suis, pensent que l’ami de Sartre, le philosophe des Temps Modernes, le psychiatre en milieu ouvert… et surtout le fondateur des réseaux d’aide au FLN durant la guerre d’Algérie, fût un des rares hommes de gauche à avoir eu le courage d’assumer jusqu’au bout ses convictions face à la colonisation.

 

Résistant, participant aux combats de libération de l’Afrique du Nord avec les troupes alliés qui comportaient de nombreux bataillons d’indigènes, il fût révolté par le massacre de Sétif, le 8 mai 1945.

 

En effet, lors de la première célébration de la victoire, des anciens combattants algériens avaient osé brandir, à Sétif, des pancartes revendiquant l’indépendance, au nom des valeurs pour lesquelles ils avaient combattu. Quelques colons furent exécutés sauvagement, l’armée bombarda la population. Le bilan fût terrible : une centaine de morts « blancs » entre 15 000 et 50 000 indigènes massacrés. Jeanson, alors journaliste à Alger Républicain, entendit le sous-préfet de Sétif proclamer  devant les tas de chaux recouvrant les montagnes de cadavres, à peu près ceci  : « cent pour un, c’est une bonne proportion ».

 

Après Sétif, il y eut le massacre de Madagascar en 1947, pour les mêmes raisons avec un bilan analogue.

 

Comment des hommes qui s’étaient battus dans la résistance ont-ils pu cautionner de tels comportements, qui étaient la négation même de leur engagement ?

 

Jeanson au côté de Sartre, et bientôt bien au-delà de Sartre, prit le parti des colonisés et s’engagea au côté du FLN. Il devint en France un pestiféré, y compris au sein de la gauche. Il devra sa réinsertion à André Malraux qui lui confia une MJC dès son retour d’exil en 1967.

 

Certes Jeanson, aveuglé par un engagement inébranlable auprès des opprimés, se trompa quelques fois : il fût injuste avec Camus (trop tiède, trop hésitant… il initia la polémique Sartre-Camus),  et surtout il mit beaucoup plus de temps que Sartre pour condamner le stalinisme et le régime soviétique.

 

 

Frantz Fanon

 

Cette actualité est aussi l’occasion de se souvenir de Frantz Fanon, psychiatre, écrivain, qui suivit un chemin analogue lors de la guerre d’Algérie.

 

Fanon était Antillais et son premier ouvrage traitait de l’aliénation de l’homme noir et du colonisé :

 

Le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été esclavagisé.
Le malheur et l'inhumanité du Blanc sont d'avoir tué l'homme quelque part.


Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose :
Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve.


Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc.


Supériorité? Infériorité?
Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l'autre, de sentir l'autre, de me révéler l'autre?
Ma liberté ne m'est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi?


Mon ultime prière :
O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge! "

 

Frantz Fanon (1952) : Peaux noires, masques blancs (extrait)

 

Lui  aussi avait rejoint les Forces Françaises Libres dès 1943. Il fût blessé lors des combats de libération de la métropole.

 

En 1953 il est nommé médecin psychiatre à Blida, en Algérie ; il est révolté par la condition des autochtones. Dès 1954 il est au contact des nationalistes algériens. Il sera expulsé d’Algérie par le gouverneur socialiste Robert Lacoste. Il deviendra ensuite ambassadeur du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne).

 

Atteint d’une leucémie, il meurt en 1961, à 36 ans, après avoir achevé un livre qui servira de référence aux combattants du tiers-monde :  Les damnés de la terre.

 

« La zone habitée par les colonisés n'est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s'opposent, mais non au service d'une unité supérieure. Elles obéissent au principe d'exclusion réciproque : il n'y a pas de conciliation possible, l'un des termes est de trop. 

La ville du colon est ville en dur, toute de pierre et de fer. C'est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. 

Le pied du colon ne sont jamais aperçus, sauf peut-être dans la mer, mais on n'est jamais assez proche d'eux. Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues dans leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. La ville du colon est une ville repue, paresseuse, son ventre est plein de bonnes choses à l'état permanent. La ville du colon est une ville de blancs, d'étrangers.

La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famés. On y naît n'importe où, n'importe comment. On y meurt n'importe où, de n'importe quoi. C'est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres.

La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière.

La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C'est une ville de nègres, une ville de bicots.

Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d'envie. Rêves de possession.

Tous les modes de possession : s'asseoir à la table du colon, coucher sur le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux. Le colon ne l'ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui vive : "Ils veulent prendre notre place."

C'est vrai, il n'y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s'installer à la place du colon... »

 

Frantz Fanon (1961) : Les damnés de la terre (extrait)

 

Entre la justice et leur mère (patrie) ces hommes, vilipendés dans leur propre camp,  choisirent la justice au nom  des valeurs de notre République bafouées par les pouvoirs en place.

Qui sont les traîtres, qui sont les Justes ?

 

A lire de Franz Fanon : Peau noire, masques blancs

 

Paul Nizan : un homme, un cri

 

Rien ne me satisfait vraiment dans ce que l'on peut trouver sur le Net à propos de Paul Nizan. On lira cependant avec profit la biographie de Pascal Ory : "Nizan, le destin d'un révolté" et surtout on lira ou relira ses principaux ouvrages.

 

En 2005, à l'occasion du centenaire de sa naissance, Pascal Ory écrivait :

 

Faut-il parler d’absurde ? L’écrivain français qui meurt, sous l’uniforme anglais, dans un obscur combat de la Campagne de France, vient de rompre, à l’automne 1939, avec l’organisation – faut-il parler d’église ? – au service de laquelle il a mis depuis, à peu près, sa vingtième année, l’essentiel de son énergie, le Parti communiste français, dont il n’a pas accepté, lui, journaliste en charge des questions internationales dans son grand quotidien du soir, qu’il justifie le pacte Hitler-Staline.


C’est un homme libéré de ses attaches partisanes, lancé dans l’écriture de son quatrième roman – qui achève de pourrir aujourd’hui, introuvable, dans le sol d’une petite ville belge –, renvoyé plus que jamais à l’amour qui l’unit à « Rirette », son épouse, et à ses deux enfants.


C’est cet homme-là, entre ironie et désespoir, qu’une balle allemande réduit au silence, à trente-cinq ans. Nul ne pourra jamais dire ce qu’eût été l’évolution du troisième des fameux « petits camarades » de la rue d’Ulm dont le dernier survivant, Raymond Aron, dira, élégamment, à la veille de sa mort, qu’il était le plus brillant d’eux trois et auquel le troisième, Jean-Paul Sartre, redonnera existence pour la génération des années 60, grâce à sa superbe préface à la réédition du premier livre paru de Nizan, Aden Arabie. Au reste, à son mariage avec Henriette Alphen, les deux témoins, à la mairie du Ve arrondissement, sont les deux susnommés...

Mais « Paul-Yves » ne mérite pas de rester dans la mémoire collective pour sa seule biographie d’intellectuel engagé, fût-elle exemplaire par sa précocité, son radicalisme, sa rigueur morale et son désespoir. Si nos contemporains méritent Nizan, c’est un peu pour l’acuité dérangeante de sa critique politique, celle qui soulève d’une indignation tendue aussi bien
Aden Arabie et Les chiens de garde que ses trois romans parus entre 1933 et 1938 (Antoine Bloyé, Le Cheval de Troie, La Conspiration) ; c’est, surtout, au-delà des choix idéologiques de ses lecteurs, pour la qualité de son écriture. Les romans démontrent la possibilité d’avoir une écriture politique sans langue de bois, les deux pamphlets prouvent l’inanité de l’idée reçue, pas sans intention, suivant laquelle l’extrême-droite serait seule à maîtriser la langue de la polémique.


Le ton Nizan est net, coupant, sans complaisance rhétorique, à l’image de la phrase qui signa son entrée en littérature (« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »). En même temps, et c’est ce qui fait sa force pour aujourd’hui comme, déjà, pour son temps, il y a toujours chez lui un arrière-plan d’inquiétude, une inquiétude rongeante, celle qui mène Antoine Bloyé à un lent suicide existentiel, qui provoque la mort ou la dérive de certains des personnages – les plus complexes, les plus problématiques – du Cheval de Troie, son roman le plus injustement méconnu, et de La Conspiration, son roman le plus achevé.

On peut penser que, tant qu’il existera des raisons de se révolter contre l’état du monde et, dans le même mouvement, d’en désespérer sourdement, la voix de Paul Nizan vaudra d’être entendue ; encore faut-il la faire entendre.