« Elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n'ai jamais su où aller depuis. »

Romain Gary

 

Lettre d'amour, gravure France McNeil
Lettre d'amour, gravure France McNeil

Chant d'amour

 

Amour au coeur déjà me fait sentir
Des ans passés un honteux repentir
Qui me faisait ignorer sa puissance :
Déjà en moi je me sens accusé
D'ainsi avouer de ma vie abusé,
Me repaissant de fausse jouissance.

 

Jacques Pelletier Du Mans   (1517-1582)

 

 

Love Letter,  Sylvia Plath.

 

Not easy to state the change you made.

If I'm alive now, then I was dead,

Though, like a stone, unbothered by it,

Staying put according to habit.

 

You didn't just tow me an inch, no-

 Nor leave me to set my small bald eye

Skyward again, without hope, of course,

Of apprehending blueness, or stars.

That wasn't it. I slept, say: a snake

Masked among black rocks as a black rock

In the white hiatus of winter-

 

Like my neighbors, taking no pleasure

In the million perfectly-chisled

Cheeks alighting each moment to melt

My cheeks of basalt. They turned to tears,

Angels weeping over dull natures,

But didn't convince me. Those tears froze.

Each dead head had a visor of ice.

And I slept on like a bent finger.

 

The first thing I was was sheer air

And the locked drops rising in dew

Limpid as spirits. Many stones lay

Dense and expressionless round about.

 

I didn't know what to make of it.

I shone, mice-scaled, and unfolded

To pour myself out like a fluid

Among bird feet and the stems of plants.

 

I wasn't fooled. I knew you at once. 

Tree and stone glittered, without shadows.

My finger-length grew lucent as glass.

I started to bud like a March twig:

An arm and a leg, and arm, a leg.

From stone to cloud, so I ascended.

Now I resemble a sort of god

Floating through the air in my soul-shift

Pure as a pane of ice. It's a gift.

Lettre d’amour, Sylvia Plath

 

Pas facile de formuler ce que tu as changé pour moi.

Si je suis en vie maintenant, j’étais morte alors,

Bien que, comme une pierre, sans que cela ne m’inquiète,

Et je restai là sans bouger selon mon habitude.

 

Tu ne m’as pas simplement un peu poussée du pied, non —

Ni même laissé régler mon petit œil nu

À nouveau vers le ciel, sans espoir, évidemment,

De pouvoir appréhender le bleu, ou les étoiles.

Ce n’était pas ça. Je dormais, disons : un serpent

Masqué parmi les roches noires telle une roche noire

Se trouvant au milieu du hiatus blanc de l’hiver —

 

Tout comme mes voisines, ne prenant aucun plaisir

À ce million de joues parfaitement ciselées

Qui se posaient à tout moment afin d’attendrir

Ma joue de basalte. Et elles se transformaient en larmes,

Anges versant des pleurs sur des natures sans relief,

mais je n’étais pas convaincue. Ces larmes gelaient.

Chaque tête morte avait une vision de glace

Et je continuais de dormir, repliée sur moi-même.

 

La première chose que j’ai vue n’était que l’air

Et ces gouttes prisonnières qui montaient en rosée,

Limpides comme des esprits. Il y avait alentour

Beaucoup de pierres compactes et sans aucune expression.

 

Je ne savais pas du tout quoi penser de cela.

Je brillais, recouverte d’écailles de mica,

Me déroulais pour me verser tel un fluide

Parmi les pattes d’oiseaux et les tiges des plantes.

 

Je ne m’y suis pas trompée. Je t’ai reconnu aussitôt.

L’arbre et la pierre scintillaient, ils n’avaient plus d’ombres.

Je me suis déployée étincelante comme du verre.

J’ai commencé de bourgeonner tel un rameau de mars :

Un bras et puis une jambe, un bras et encore une jambe.

De la pierre au nuage, ainsi je me suis élevée.

Maintenant je ressemble à une sorte de dieu

Je flotte à travers l’air, mon âme pour vêtement,

Aussi pure qu’un pain de glace. C’est un don.


A propos du texte d'Alain Badiou, "L'éloge de l'amour"

 

Alain Badiou, notre dernier grand philosophe marxiste, connaît, enfin, son heure de gloire. Presque familier des grands media depuis qu’il a commis ce pamphlet « De quoi Sarkozy est-il le nom », le petit cercle de ses admirateurs ou de ceux qui le considèrent simplement comme un personnage important du mouvement intellectuel français contemporain, s’est singulièrement agrandi. Assimilant le sarkozysme à un néo-pétainisme, il a, à cette occasion, élargi le cercle de ses détracteurs… et de ses admirateurs !

 

Normalien, actuellement professeur émérite à l'ENS de la rue d'Ulm, philosophe, dramaturge, essayiste, romancier, penseur politique dérangeant et polémiste, passionné de mathématiques fondamentales et de logique formelle, Alain Badiou est l'auteur d'une œuvre riche et multiforme.

 

Alain Badiou est fasciné par les mathématiques. Le travail du groupe Bourbaki, qui a tenté de réécrire l'ensemble des connaissances mathématiques sur une base axiomatique et affirme l'algèbre comme langage universel des mathématiques semble l’avoir particulièrement séduit. 

Ainsi il soutient la thèse que l'ontologie est identique aux mathématiques et, plus spécifiquement, à la théorie des ensembles, et que la phénoménologie est indistinguable de la logique, qu'il associe à la théorie des topos.

 

On pourra trouver ICI ses cours et séminaires à propos de la Théorie axiomatique du sujet (logique et ontologie, mathématiques du transcendental), sur la Théorie des ensembles (l’être et l’évènement) et sur Logique et rationalité subjective.

 

Pour la troisième année ses séminaires à l’ENS sont consacrés à Platon (Pour aujourd’hui : Platon). Voici comment il introduit les cours de cette année :

 

Pourquoi notre guide, au regard de cette situation, est-il, depuis deux ans, Platon ? C’est que Platon a tenté la première justification rationnelle du point que voici : une vie digne de ce nom, la « vraie vie », pour parler comme Rimbaud, ne peut être qu'une vie où opère une Idée. Vivre, ce qui s'appelle vivre,  suppose donc que quelque accès aux vérités absolues nous soit ouvert.

Pour parler selon les images du Maître, on dira que toute vraie vie opère une sortie de la Caverne.

Que cette sortie ne puisse se faire qu'en force, c'est bien ce que Platon affirme sans ambages. Il pressent aussi que le plus difficile est de se garder des fausses sorties, celles qui, doucement, pacifiquement, nous persuadent qu'on peut sortir sans sortir, qu'il suffit pour cela de se rapprocher d'une porte factice, trompe-l’œil majeur de ce qui, en fait d'images, se dispose dans notre Caverne « occidentale ».

 

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Badiou est resté fidèle –envers et contre tous- au communisme, à Lénine et à Mao. Dans « L’hypothèse communiste », il écrit notamment :

 

Le mot « communisme » a été durant environ deux siècles (depuis la « Communauté des Égaux » de Babeuf jusqu’aux années quatrevingt du dernier siècle) le nom le plus important d’une Idée située dans le champ des politiques d’émancipation, ou politiques révolutionnaires.

 

Certes, il concède que le passage de l’Idée au réel a conduit à des expériences dramatiques :

 

" Il est aujourd’hui essentiel de bien comprendre que « communiste » ne peut plus être l’adjectif qui qualifie une politique. Ce court-circuit entre le réel et l’Idée a donné des expressions dont il a fallu un siècle d’expériences à la fois épiques et terribles pour comprendre qu’elles étaient mal formées, expressions comme « Parti communiste » ou - c’est un oxymore que l’expression « État socialiste » tentait d’éviter - « État communiste ».

 

La faute à la création d’Etats pseudo communistes :

 

L’État et la Révolution, tel est le titre d’un des plus fameux textes de Lénine. Et c’est bien de l’État et de l’Événement qu’il s’agit. Cependant, Lénine, suivant Marx sur ce point, prend bien soin de dire que l’État dont il sera question après la Révolution devra être l’État du dépérissement de l’État, l’État comme organisateur de la transition au non État. Disons donc ceci : l’Idée du communisme peut projeter le réel d’une politique, toujours soustrait à la puissance de l’État, dans la figure historique d’un « autre État », pourvu que la soustraction soit interne à cette opération subjectivante, en ce sens que « l’autre État » est lui aussi soustrait à la puissance de l’État, donc à sa propre puissance, en tant qu’il est un État dont l’essence est de dépérir.

 

 

Cela dit le retour à l’utopie communiste comme alternative à la violence du système capitaliste ne me convainc pas.

 

Badiou a beau affirmer qu’il prend les hommes tels qu’ils sont, je persiste à croire que tous les interprètes de Marx ont pensé le communisme avec des hommes tels qu’ils devraient être. Ils voulaient l’égalité, la mort de l’Etat… ils ont eu Staline, Pol Pot et les goulags.

 

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Ce qui me ramène aujourd’hui à Alain Badiou, c’est la parution de l’Eloge de l’amour, petit recueil issu d’ un échange avec Nicolas Truong dans le cadre du Festival d’Avignon 2008.

 

Pour Badiou : il y a quatre procédures génériques de vérité : La joie de la science, Le plaisir de l’art, L’enthousiasme de la politique et Le bonheur de l’amour.

 

Catherine Clément (élève de Jankélévitch et de Lévi-Strauss), ancienne de l’ENS, écrivait ceci il y a peu dans le NouvelObs :

 

 "Grand, la tête droite, portant haut une tignasse cuivrée, il était marié, philosophe, flûtiste et déjà romancier. Il serait le grand écrivain français qu'on attendait, un futur Julien Gracq. Amoureux de l'amour, Badiou avait un corps éclatant.

 

C'est ce que vit plus tard Antoine Vitez qui mit en scène plusieurs œuvres dramatiques d'Alain Badiou; la plus remarquable était un opéra, L'Écharpe rouge, sur une musique de Georges Aperghis. Or L'Écharpe rouge était un opéra maoïste racontant une révolution populaire dans une île au milieu de l'océan.

 

Alain Badiou ne serait pas le Grand Écrivain de l'École Normale. Ce coup était manqué. À la place, Badiou deviendrait le Grand Philosophe contemporain. Il a une particularité: contrairement aux autres, il est resté mao.

 

En 2008, un de ses livres a connu un succès d'aubaine reposant sur son titre : De quoi Sarkozy est-il le nom ? Et voilà qu'en plein milieu d'analyses politiques somme toute assez banales, Badiou redevient le chantre de l'amour qu'il n'a pas cessé d'être.

 

J'étais à peine surprise de trouver dans ce pamphlet d'époque trois pages sur l'amour, trois pages magnifiques. «Tenir le point de l'amour est grandement éducatif sur la mutilation qu'impose à l'existence humaine la prétendue souveraineté de l'individu, écrit-il. L'amour enseigne en effet que l'individu comme tel n'est que vacuité et insignifiance. À soi seul, cet enseignement mérite de considérer l'amour comme une noble et difficile cause des temps contemporains.»

Qui d'autre oserait ces lignes aujourd'hui? Il n'y a que lui."

 

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Dans L’Eloge de l’Amour, Alain Badiou se tient aux antipodes des idées hédonistes d’Onfray ou des romantiques et s’écarte de l’amour fou des surréalistes. Pour lui l’amour se construit laborieusement dans la durée. Il tente de proposer une conception de l’éternité moins miraculeuse, plus laborieuse…. C'est-à-dire une construction de l’éternité temporelle.

 

Bien entendu Badiou introduit son propos en citant Platon :

 

« Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophie ».

 

Il rappelle ce qu’est pour lui un philosophe :

 

« J’ai posé que le philosophe doit être sans doute un scientifique averti, un amateur de poèmes et un militant politique, mais qu’il doit aussi assumer que la pensée n’est jamais séparable des violentes péripéties de l’amour ».

 

L’amour est une construction de vérité, une vérité sur le Deux :

 

 « Ce que je tente de dire dans ma propre philosophie, c’est que l’amour […] est une construction de vérité….vérité sur un point très particulier à savoir : qu’est-ce que c’est que le monde quand on l’expérimente à partir du deux  et non pas de l’un ? »

 

« Je soutiens que l’amour est une construction  de vérité. Cette vérité est tout simplement la vérité sur le Deux ».

 

Il réfute l’idée que l’amour n’existe pas et qu’il n’est que l’oripeau du désir :

 

« Je réfute la philosophie moraliste qui prétend » que l’amour n’est que le semblant ornemental par où passe le réel du sexe »

« Je soutiens que, dans l’élément de l’amour déclaré, c’est cette déclaration, même si elle est encore latente, qui produit les effets du désir, et non directement le désir. »

 

Il cite Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel » et traduit : Le sexuel ne conjoint pas il sépare. Le réel, c’est que la jouissance vous emporte loin, très loin de l’autre. Le réel est narcissique, le lien est imaginaire.

Pour Lacan, « dans l’amour le sujet tente d’aborder l’être de l’autre » C’est dans l’amour que le sujet va au-delà  de lui-même, au-delà du narcissisme.

 

Pour Badiou l’amour ne se consume pas dans la rencontre :

 

"L’amour ce n’est pas simplement une rencontre… c’est une construction, c’est une vie qui se fait, non plus du point de vue de l’Un, mais du point de vue du Deux. C’est ce que j’appelle « la scène du deux ».

Il y a une conception romantique de l’amour encore très présente, qui, en quelque sorte, le consume dans le rencontre… dans un moment d’extériorité magique au monde tel qu’il est. Lorsque les choses se déroulent ainsi nous ne sommes pas en présence de la scène du Deux mais de la « scène de l’Un. »

 

C’est la question de la durée qui m’intéresse dans l’amour.

Par « durée » il faut entendre que l’amour invente une façon différente de durer dans la vie.

L’amour est « le dur désir de durer » mais plus encore il est le désir d’une durée inconnue."

 

L’amour s’inscrit dans la durée :

 

« L’amour commence par le caractère absolument contingent et hasardeux de la rencontre. Mais le hasard doit, à un moment donné être fixé. Il doit commencer une durée…

Comment un pur hasard, au départ, va-t-il devenir le point d’appui d’une construction de vérité ?

Un évènement d’apparence insignifiante, mais qui en réalité est un évènement radical de la vie microscopique, est porteur dans son obstination et dans sa durée d’une signification universelle…

La fixation du hasard, c’est une annonce d’éternité. Et en un sens tout amour se déclare éternel. Tout le problème est d’inscrire cette éternité dans le temps…

Mais que l’éternité puisse exister dans le temps même de la vie, c’est ce que l’amour vient prouver. »

 

L’amour fou, les surréalistes… l’éternité n’est pas l’instant :

 

« Le surréalisme exalte l’amour fou comme puissance événementielle hors la loi. Ils trouvaient là de quoi alimenter leur volonté d’une révolution poétique dans la langue mais aussi, j’insiste, dans l’existence…

Ils ont surtout proposé l’amour comme poème de la rencontre de façon magnifique. Par exemple dans Nadja, qui illustre de façon splendide la poétique de la rencontre incertaine et mystérieuse, de ce qui va être un amour fou. On est dans le registre de la rencontre pure pas dans la durée, pas dans la dimension d’éternité…

 

Certes certains philosophes ont soutenu que l’éternité c’était l’instant. La seule dimension temporelle de l’éternité serait l’instant.

Mais j’essaie de proposer une conception de l’éternité moins miraculeuse, plus laborieuse…. C'est-à-dire une construction de l’éternité temporelle, de l’expérience du Deux tenace, point par point. »

 

On trouve, à l’appui de l’argumentation de Badiou une citation de l’ouvrage d’André Gorz, Lettre à D. :

 « Tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de 6 cm, tu ne pèses que 45 kg et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait 58 ans que nous vivons ensemble  et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant  que seule comble  la chaleur de ton corps contre le mien ».

 

Même Beckett vient à sa rescousse :

 

« Beckett dont on dit qu’il est un écrivain du désespoir, de l’impossible est aussi un écrivain de l’obstination de l’amour. Prenez par exemple Oh les beaux jours : la femme est en train de s’enfoncer dans le sol, mais elle dit : » quels beaux jours ça a été ». Et elle le dit parce que l’amour est toujours là. L’amour est cet élément puissant et invariant qui a structuré son existence en apparence catastrophique… »

« Dans un petit texte splendide « Assez », Beckett raconte l’errance d’un très vieux couple. Et le récit est celui de l’amour, de la durée de ce vieux couple, qui pourtant ne cache rien du désastre des corps, de la monotonie de l’existence… »

 

Le temps peut accueillir l’éternité :

 

« Oui le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l’éternité. Comme aussi en sont les preuves d’enthousiasme politique quand on participe à une action révolutionnaire, le plaisir que délivrent les œuvres d’art et la joie presque surnaturelle qu’on éprouve quand on comprend enfin, en profondeur, une théorie scientifique. »

 

Aujourd’hui l’amour est menacé :

 

« La thématique de la réaction est toujours une thématique identitaire brutale… Or quand c’est la logique d’identité qui l’emporte, par définition, l’amour est menacé. On va mettre en cause son attrait pour la différence, sa dimension asociale,  son côté sauvage, éventuellement violent. Donc défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi est bien une tâche du moment. »

 

Et  Nicolas Truong cite Emmanuel Levinas :

 

« L’amoureux aime en la personne aimée non pas une qualité différente de toutes les autres, mais la qualité même de la différence ».

 

 

Alain Badiou écrivait déjà dans la Théorie du sujet (1982) : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois ».

 

Il dit aujourd’hui :

 

« Au culte identitaire de la répétition il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger. »

 

 

Ce monde, j’y vois, directement, la source du bonheur qu’être avec l’autre me dispense. J’y vois comme Mallarmé :

 

Dans l’onde toi devenu(e)

Ta jubilation nue.

 

 

François Gérard : Psyché et l'Amour

 

Lettres d'amour

Diderot, lettre à Sophie Volland

Le 1er novembre 1759.


 " J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie.

 

J’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donnaient pas.

 

Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie.

 

Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère et trompeuse ; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies.

 

Ils me disaient : Tu vieilliras ; et je répondais en moi-même : Ses ans passeront avec les miens. Vous mourrez tous deux ; et j’ajoutais : Si mon amie meure avant moi, je la pleurerai, et serai heureux la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd’hui ; demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et toujours, parce qu’elle ne changera point, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change point.

 

Et je fermai l’oreille aux conseils austères des philosophes ; et je fis bien, n’est-ce pas, ma Sophie ? ".

 

 

Le mourir amoureux

Riva, Trintignant, l'amour des derniers moments
Riva, Trintignant, l'amour des derniers moments

...

Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse
De tes yeux fatigués s’écoulait en ruisseaux,
Et de ton noble coeur s’exhalait en sanglots ?
Quand de ceux qui t’aimaient tu voyais la tristesse,
Ne sentais-tu donc pas qu’une fatale ivresse
Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ?

                                                                                                 A.de Musset